Vous n'êtes pas seuls ! Besoin des autres et de Dieu | Un été avec Van Gogh 4/5
Van Gogh et les autres
Je vous propose de poursuivre notre quête de Dieu avec Vincent Van Gogh, qui, lui aussi, venait chercher Dieu sur les bancs de cette église. Il l’a dit clairement : il avait besoin de religion et besoin de Dieu. Et si nous sommes ici rassemblés, sans doute partageons-nous ce même besoin.
Mais Van Gogh avait aussi profondément besoin des autres. Ses relations furent décisives. Celle avec son frère Théo d’abord : essentielle, fondatrice, mais aussi complexe et ambivalente, comme toute relation humaine. Plus de 650 lettres témoignent de ce lien vital. Théo subvint à ses besoins, l’épaula moralement et affectivement, et fut une présence indispensable. Il y eut aussi la relation avec Paul Gauguin. Van Gogh rêvait de créer dans le Sud une communauté d’artistes pour ne pas rester seul. À Arles, en 1888, ce projet prit forme, mais l’expérience échoua : Gauguin partit, Van Gogh se retrouva isolé, et, dans son désarroi, alla jusqu’à se couper l’oreille.
Toute sa vie, il chercha la relation. Lorsqu’il aspirait à devenir pasteur, il témoignait d’une compassion extrême pour les pauvres, les mineurs, tous ceux qui souffraient. Ses toiles en portent la trace : paysans du Borinage, habitants d’Arles, visages de la souffrance et de la dignité. À la fin, ce fut le docteur Gachet à Auvers-sur-Oise, qui l’accompagna et inspira plusieurs œuvres.
Ainsi, dans la vie de Van Gogh, les relations furent vitales. Elles l’ont nourri, soutenu, inspiré, mais aussi blessé et tourmenté. Elles furent sa joie et sa douleur, mais toujours essentielles à sa vie.
Importance des relations humaines
Tout cela m’amène à réfléchir sur la place de la relation humaine dans notre foi et dans notre relation à Dieu. L’été, saison des mariages, en est un rappel : on y célèbre l’alliance entre deux êtres, exemple même d’une relation forte. Dans l’un de ces mariages, les époux avaient choisi le passage de Marc 3 où Jésus appelle douze apôtres pour être avec lui. Choix curieux, mais mes jeunes mariés m’ont fait remarquer : pourquoi Jésus, le Fils de Dieu, avait-il besoin de compagnons ? Lui, le Messie, pouvait n’avoir besoin de personne et surtout pas de disciples maladroits et incompréhensifs ! Et pourtant il les appelle, même le Christ a besoin des autres. On ne peut être Messie seul, enfermé dans sa solitude. Cette petite communauté fut précieuse, mais non sans failles : Judas en faisait partie. Vivre avec d’autres n’est jamais sans risques ni conflits, mais c’est vital. À Gethsémané, Jésus supplia ses disciples : « Restez avec moi, veillez et priez. » Et sur la croix, il connut sans doute une des plus grandes souffrances : être abandonné de tous et se retrouver seul
Les autres ne sont pas seulement un réconfort ou une aide : ils sont constitutifs de notre humanité. Un être humain privé de tout contact avec d’autres perd assez rapidement la parole, puis même la station debout. Robinson Crusoé et Vendredi ne sont que des mythes, et on sait qu’un nouveau né privé de relations meurt, même nourri. Nous ne sommes rien sans les autres : c’est un besoin vital. Un auteur l’exprime ainsi : « Mettez un homme seul dans la forêt, il meurt en une semaine. Mettez cinquante hommes ensemble, en un an vous avez une ville et une industrie. » Seul, on ne peut rien ; ensemble, on peut tout. Certes, la vie commune engendre tensions et guerres, mais nous n’avons pas le choix : nous sommes faits pour la relation.
Dimension spirituelle de la relation à l’autre
Mais il ne s’agit pas de rester dans un simple discours psychosociologique sur l’importance des autres. Cette importance n’est pas seulement pratique : elle est profondément spirituelle.
Dans la précédente prédication, nous avons vu que l’on peut rencontrer Dieu dans la nature : un paysage, un coucher de soleil, une cathédrale, un tableau, un enfant ou un être aimé peuvent éveiller en nous un sentiment religieux. Van Gogh lui-même a vécu cette spiritualité. Mais si Dieu se rencontre dans la relation à la nature, il se rencontre aussi dans la relation à l’autre. Celle-ci n’est pas anodine : elle touche au plus profond de notre être et de notre lien à Dieu.
Je le constate à travers les mariages que je célèbre. Pourquoi donner une dimension religieuse à ce qui pourrait n’être qu’un contrat de vie commune ? Parce que le mariage touche toutes les dimensions de l’existence, matérielles, affectives et spirituelles. Beaucoup sentent intuitivement que cet engagement dit quelque chose de proche du religieux. Ainsi, quand je prononce la parole : « Vous n’êtes plus deux, mais un. Que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni », je ne crois pas littéralement que Dieu unisse les époux. Ce sont eux qui s’unissent devant Dieu. Mais je comprends cette formule comme un souhait : que rien de terrestre ou de matériel ne vienne troubler ce qu’il y a de divin dans leur amour. Car le mariage a une dimension spirituelle, et c’est pourquoi, dans la tradition catholique, il est un sacrement : il dit quelque chose de Dieu et de sa grâce.
L’amour conjugal et des enfants, illustrations de l’amour de Dieu
D’abord l’union conjugale nous enseign sur l’amour de Dieu. Elle est, dans la Bible l’image du lien entre Dieu et l’homme. Il y est question d’amour, et l’amour est ce qui exprime le mieux notre relation à Dieu. Peut-on dire que Dieu « m’aime » comme j’aime mon conjoint ou mes enfants ? Non, car l’amour est un sentiment humain et Dieu n’est pas une personne humaine comme nous, mais moi, je vis ma relation à Dieu sur le mode de l’amour, c’est l’expérience la plus proche de la présence de Dieu : : aimer et être aimé.
L’amour conjugal nous enseigne aussi la fidélité. Même si, dans nos Églises, le divorce existe, une union vécue ne s’efface pas : elle demeure constitutive de la personne. De même, Dieu reste fidèle, quoi qu’il arrive, et revient toujours vers nous. Enfin, le mariage nous apprend que l’amour n’est pas quête du même, mais accueil de la différence. Un couple vit de complémentarité : j’aime l’autre parce qu’il n’est pas moi. De même, Dieu aime l’humain sans l’obliger à être comme lui, et l’humain aime Dieu sans le réduire à son image. L’amour vit de cette altérité. Ainsi, le mariage est une réalité spirituelle, une parabole vivante, un sacrement au sens biblique : une image de la relation entre Dieu et nous.
Et puis, l’un « effets collatéraux » du mariage, c’est d’avoir des enfants, vient alors la question du baptême. Car devenir parent permet de découvrir quelque chose de l’amour de Dieu : un amour inconditionnel. Dans un couple, on peut se séparer ; mais l’amour d’un père ou d’une mère pour son enfant demeure, quoi qu’il arrive. Mes enfants, je les aimerai toujours, même s’ils me déçoivent : tel est le reflet de l’amour absolu et inconditionnel de Dieu pour nous. Il est essentiel de le rappeler : Dieu n’aime pas seulement ceux qui font le bien ou qui se convertissent. Non : Dieu aime, point. Son amour est premier, total, inconditionnel. Voilà ce que dit le baptême.
L’amour du prochain conduisant à l’amour de Dieu
Mais la relation à l’autre ne nous éclaire pas seulement sur l’amour de Dieu, elle nous met aussi en contact avec lui. Dans ma relation à Dieu, je découvre un amour parfait dont nos amours terrestres ne sont qu’une image. Peut-on passer de l’un à l’autre ? Oui. De même que le sentiment esthétique devant la beauté peut ouvrir au sentiment religieux, l’amour humain peut conduire à la foi.
Boris Cyrulnik l’a montré : pour éprouver un sentiment religieux, deux conditions sont nécessaires, avoir été aimé et avoir souffert. Celui qui n’a jamais connu l’amour ne peut comprendre ce que signifie être aimé de Dieu. L’expérience de l’amitié, de l’accueil sans jugement, de la bienveillance, construit l’être humain et l’ouvre à Dieu. Ainsi, même imparfait, l’amour humain nous conduit à l’absolu.
C’est pourquoi, de même que les religions ont toujours utilisé l’art pour éveiller au sentiment religieux, peinture, architecture, musique, elles ont compris que les relations humaines pouvaient aussi rapprocher de Dieu. Les sectes, hélas, le savent bien : elles attirent en donnant à chacun l’impression d’être reconnu. Mais l’Église aussi a compris que l’accueil est essentiel. Le pasteur ou le prêtre est appelé à incarner cette bienveillance, il doit être gentil, amical, à l’écoute et compréhensif. Je ne prétends pas être parfaitement tout cela, mais si, en entrant dans une église, on est accueilli avec écoute et générosité, le chemin vers Dieu n’est pas loin, et quand bien même celui qui accueille est imparfait, derrière lui il y a Dieu, qui, lui, est pleinement bon.
Et cela vaut aussi collectivement. La communauté porte vers Dieu. Les Églises ont toujours su que la communauté ouvre à Dieu, et elles ont toujours su en user. Quand il y a dans une église une assemblée nombreuse, une force se dégage. Les Journées Mondiales de la Jeunesse ont été un triomphe et ont converti nombre de jeunes, mais était-ce les homélies diverses du pape qui ont eu cet éffet, non certainement surtout l’effet de masse et la ferveur du rassemblement. Chez les protestants, nous connaissons cela aussi par l’Assemblée du Désert à Mialet, des milliers de protestants réunis sous les chatâigniers cévenols et chantant d'un même coeur nos vieux cantiques, quelle force. Dans la ferveur des chants et de la foule, Dieu se fait proche.
Relation à Dieu et au prochain sont indissociables
Mais il ne s’agit pas seulement d’un procédé psychologique pour attirer, ou d’une procédure d’accueil, La relation à Dieu et la relation à l’autre sont indissociables. C’est ainsi comme dans le sommaire de la Loi: « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur » et « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ces deux dimensions ne se séparent pas. On le voit dans l’amitié, l’amour, l’entraide. Van Gogh l’avait pressenti en voulant secourir les plus pauvres. La foi chrétienne se vit ainsi dans la relation : aimer Dieu, c’est aussi aimer son frère.
Être chrétien seul n’est pas possible à long terme. La foi ne se réduit pas à écouter des sermons, elle se vit en communauté : rencontrer, discuter, agir ensemble. On a dit que le protestantisme était individualiste. Il est plus individuel que le catholicisme certainement, mais il n’a jamais nié l’importance de l’Église, ni de la communauté. La foi n’est pas qu’un lien personnel à Dieu, elle est aussi une expérience partagée. Aller au culte, c’est la joie d’être avec d’autres, même si le sermon est mauvais.
Je me souviens, à vingt ans, d’aller seulement à la sortie du culte pour retrouver les autres. Je ne le recommandrais pas, mais il y avait là quelque juste intuition : la sortie du culte fait partie du culte, car la relation à l’autre est au cœur de la foi. Voilà pourquoi les cultes en vidéo, précieux pour nourrir la réflexion, sont insuffisants. Il faut une communauté réelle, protestante, catholique, bouddhiste ou laïque, peu importe, mais il faut un lieu pour partager sa foi ou son action, quelque part un lieu de partage, de rencontre. Même si votre paroisse locale est loin, même si le pasteur est médiocre, même si les gens paraissent ennuyeux : allez-y ! Car rien ne remplace le fait d’être avec d’autres.
Revenons à Van Gogh. En bon protestant, il savait que le culte est d’abord partage de la Parole. Mais quand son rêve de communauté artistique échoua et que Gauguin partit, il alla jusqu’à se couper l’oreille. Or l’oreille, c’est l’organe de l’écoute. Sans communauté, il n’y a plus d’écoute possible de la Parole. Voilà une image forte : la relation et l’amitié sont inséparables de la Parole de Dieu.
Ainsi, l’amour et la relation à l’autre ne sont pas secondaires : ce sont les plus grandes réalités de notre vie. Bien sûr, l’amour dont il est question est l’amour biblique, bien plus qu’un sentiment passager, c’est la capacité d’accueillir l’autre comme un sujet, un autre « moi ». Le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » nous dit qu’il y a moi, et il y a un autre qui peut dire « moi » à accueillir, recevoir, écouter et aimer. Voilà le sens et le moteur de la vie : être aimé et aimer.
Je suis heureux de conclure ce cycle sur cette question de la relation qui trouve son idéal dans l’amour du prochain. Ce que nous recevons des autres, même imparfaitement peut nus ouvrir à l’amour de Dieu, et ce que nous recevons de Dieu, là parfaitement, voilà ce qui nous fait vivre. Et notre vocation, c’est d’aimer , donner à notre tour. Cet amour est un trésor, même lorqu’il est partiel ou fragile, et il ne faut jamais le sousestimer, c’est une merveille qui nous nourrit et nous donne envie de vivre.
L’amour est le plus beau cadeau que nous puissions offrir aux autres. C’est là que Dieu se trouve. Car Dieu est dans l’amour : être accueilli et accueillir, comprendre et être compris, être soutenu et soutenir, être écouté et écouter. Oui, l’amour est la réalité la plus grande et la plus essentielle de notre vie.
Et au titre de cette prédication, on aurait pu croire que je ne ferais qu’un discours humain, psychologique, sans rapport avec Dieu. Mais non, il y a là en jeu ce qui est de plus fondamental. L’amour est la plus grande et la plus essentielle des choses de la vie. Certes, aimer suppose de prendre le risque de la relation, d’accepter aussi les épines avec les roses, les piqûres d’abeilles avec le miel. Mais l’amour est absolument la plus belle réalité. Moi j rends grâce pour tous ceux qui m’ont donné de l’amour, qui m’en donnent encore, et pour tous ceux qui acceptent que je les aime. Car l’amour vient de Dieu, il est offert par Dieu, et il est destiné à être partagé avec les autres. Oui, Dieu est amour. Amen.