Van Gogh : la nature pour cathédrale | Un été avec Van Gogh 3/5
Van Gogh et sa quête spirituelle
Interpellé par la vie du peintre Vincent Van Gogh, je voudrais aujourd’hui réfléchir avec vous au rapport entre Dieu et la nature, entre la foi et la nature. On se souvient que Van Gogh voulait, au départ, devenir pasteur, comme son père et son grand-père. Très en quête de foi, il avait même entrepris des études de théologie. Chaque fois qu’il se rendait à Paris, il assistait au culte à l’Étoile : nous le savons par plusieurs de ses lettres, où il commente des sermons prononcés en chaire par le pasteur Bersier.
Cependant, son parcours s’est vite heurté à des difficultés avec l’institution : il n’arrivait pas à suivre correctement ses études. Il tenta alors de devenir évangéliste, un ministère qui ne demandait pas de diplôme, mais cette démarche fut elle aussi mal accueillie. S’ensuivit une crise de foi marquée par le problème du mal, notamment à travers les catastrophes vécues par les mineurs du Borinage. Peu à peu, Van Gogh s’éloigne donc des Églises et se détache de l’orthodoxie pour s’ouvrir à une spiritualité plus large.
Il ne perd pas pour autant la foi. Dans une lettre à son frère Théo, il confesse même : « J’ai un besoin terrible de… dirai-je le mot ?… de religion. Alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles. » Van Gogh s’oriente ainsi progressivement vers une spiritualité profondément liée à la nature, qu’il considère comme un livre où Dieu se révèle et que l’artiste doit apprendre à lire.
On trouve de nombreux témoignages de cette conviction dans sa correspondance. Par exemple, il écrit à Théo : « Je me sens chez moi dans la campagne, dans la nature ; je l’aime presque comme une église. » Ou encore : « Je vais souvent me promener dans la campagne, et alors je ne puis m’empêcher de songer à tout ce qu’il y a de sacré dans la nature. ». On a souvent résumé cette sensibilité par l’expression : la nature comme cathédrale. Il n’est pas certain que cette formule se trouve explicitement sous sa plume mais en tout cas, Van Gogh écrit bien : « Il y a dans la nature quelque chose de véritablement grand, que l’on ressent parfois mieux qu’on ne peut l’exprimer… comme dans une cathédrale. »
La théologie naturelle, la nature comme révélation de Dieu
Ce qui m’interroge, c’est précisément cette spiritualité de la nature. Peut-on découvrir Dieu dans la nature ? Quel est le lien entre Dieu et la création ? C’est en réalité une question théologique ancienne, ce qu’on appelle la question de la théologie naturelle. Autrement dit : est-il possible de connaître Dieu à travers son œuvre, à travers le monde créé ?
Ce débat a traversé l’histoire de la pensée chrétienne. Thomas d’Aquin, par exemple, affirmait qu’il était possible, par la raison et par l’observation de la création, de parvenir à la certitude qu’il y a un Dieu. Face à lui, de nombreux courants se sont opposés à cette perspective : la mystique rhénane avec Guillaume d’Occam et d’autres, puis, plus tard, la Réforme protestante qui a rejeté l’idée de théologie naturelle. Au XXᵉ siècle, le grand théologien protestant Karl Barth a repris cette critique en déclarant que la nature ne peut, en aucun cas, nous faire connaître Dieu. Selon lui, on ne peut connaître Dieu que dans la foi, c’est-à-dire dans l’expérience personnelle de sa révélation, et uniquement à travers ce qu’il a voulu nous dire en Jésus-Christ. On voit donc se dessiner deux positions : d’un côté, ceux qui pensent que la nature peut être une voie de connaissance de Dieu ; de l’autre, ceux qui estiment que Dieu relève d’un tout autre ordre, inaccessible à l’observation du monde.
Ceux qui défendent la théologie naturelle s’appuient notamment sur le premier chapitre de l’épître aux Romains. Paul y affirme que la grandeur et la majesté de Dieu se voient clairement à travers la création, de sorte que ceux qui ne croient pas en Dieu sont « inexcusables ». On peut entendre cela ainsi… mais il n’est pas sûr que ce soit vrai dans l’absolu : connaître la nature ne conduit pas nécessairement à la foi. Pourtant, l’idée continue de circuler aujourd’hui. On a beaucoup parlé récemment d’un livre publié il y a quelque temps, par Bolloré et Bonnassies au titre évocateur : Dieu, la science, les preuves. Les auteurs y affirment qu’à partir des découvertes scientifiques, il est évident que Dieu existe, et qu’il est plus difficile de penser un monde fermé à toute dimension spirituelle que d’admettre une transcendance. Ayant lu ce livre, je dois dire que je ne suis pas convaincu par les arguments avancés. Prenons par exemple celui du Big Bang : on dit que l’univers a eu un commencement, et donc qu’il ne peut pas provenir du néant. Dès lors, il faudrait supposer un « être » préexistant, immatériel, qui ne peut être que Dieu. Voilà une démonstration de l’existence de Dieu en moins de dix secondes… mais elle reste hautement discutable. En effet, tout cela repose sur des catégories humaines fragiles. Rien ne garantit que notre manière d’utiliser le temps ou la science soit adéquate pour démontrer — ou tenter de démontrer — l’existence de Dieu.
On pourrait à l’opposé être tenté de séparer les deux domaines : d’un côté la science, de l’autre la foi, sans lien entre elles. Selon cette perspective, la nature serait simplement ce qu’elle est et ne nous apprendrait rien sur Dieu. Certes, si Dieu est créateur, on pourrait penser qu’il est possible de percevoir quelque chose de lui à travers sa création. Mais en même temps, la création est-elle vraiment parfaite ? Franchement, non. Il y a bien des problèmes dans le monde : catastrophes, souffrances, injustices. Alors, si Dieu est créateur, est-il aussi responsable de tout cela ? Peut-on vraiment croire en un Dieu infiniment bon et merveilleux en contemplant l’ensemble de la création ? J’en doute : la création est loin d’être parfaite, en tout cas elle ne correspond pas à l’idée que je me fais de l’œuvre parfaite d’un Dieu parfait. La tentation est alors de séparer les deux : d’un côté, le monde matériel avec ses limites et ses douleurs ; de l’autre, la foi, comme une expérience intérieure. Dans cette perspective, ma foi me relie à un Dieu d’amour et de tendresse, qui me comble et me fait vivre.
Mais cette séparation est un peu trop rapide. Car si l’on coupe Dieu de la science, de la nature et du monde matériel, on finit par croire en un Dieu qui n’aurait aucun rapport avec le monde réel. Un Dieu réduit à n’être qu’une sorte de doudou spirituel, comme un enfant s’attache à un objet rassurant qui lui rappelle sa mère, mais qui, en lui-même, n’a aucune action réelle. Or, si la foi se limite à cela, elle devient très discutable. La vraie question est alors : est-ce que je crois en un Dieu qui agit dans le monde ? Car croire en Dieu ne se réduit pas à croire en un idéal abstrait, en un concept de bien ou d’amour, en une transcendance désincarnée. Croire en Dieu, c’est affirmer qu’il a un rapport au monde, qu’il y est présent et qu’il y agit.
C’est là qu’on rejoint, d’une certaine manière, la question de la théologie naturelle : comment Dieu agit-il dans le monde ? Les réponses sont multiples, et il existe bien des nuances entre deux extrêmes : d’un côté, ceux qui croient en un Dieu tout-puissant, créateur ex nihilo, capable de miracles et d’interventions directes à tout moment ; de l’autre, ceux qui estiment que Dieu n’agit qu’à travers nos pensées, notre foi, une sorte d’auto-persuasion. Il existe cependant des voies intermédiaires. On peut croire, par exemple, que Dieu agit comme une puissance créatrice qui soutient le monde, qui le pousse à exister et à croître. Dans cette perspective, Dieu est réellement à l’œuvre dans le monde et dans la nature, mais non pas comme un deus ex machina intervenant de l’extérieur pour bouleverser les lois physiques à sa guise.
Reste une question : peut-on penser Dieu comme un être totalement extérieur au monde ? Personnellement, j’ai du mal à me le représenter ainsi. Je ne crois pas que Dieu soit séparé du monde, agissant de l’extérieur sur un univers matériel. Je crois plutôt qu’il est présent au cœur même du monde, en profondeur, comme une source de vie qui l’anime. On peut ainsi penser un Dieu qui agit à l’intérieur même du monde, présent au cœur de chaque chose et qui pousse l’univers à être, à croître, à se développer. C’est une vision que l’on retrouve chez de nombreux théologiens contemporains, et assez séduisante.
C’est ce qu’affirment les théologiens du process, qui parlent de ce dynamisme créateur de Dieu. Pour eux, Dieu n’est pas un être extérieur, mais une force intime, présente au plus profond du monde, qui oriente la création vers le « plus-être ». Dans une perspective semblable, le philosophe Henri Bergson parle d’« élan vital », c’est-à-dire d’une énergie qui sous-tend le monde, qui le pousse à la vie, à l’innovation, à la complexification, et le théologien Paul Tillich définit Dieu no pas comme un être, mais comme la « puissance d’être ». On peut donc concevoir Dieu de différentes manières intégrées au cœur même du réel.
Reste une question délicate : si Dieu agit à l’intérieur du monde, fait-il partie du monde ou demeure-t-il extérieur ? Certains affirment que Dieu est une composante dynamique du monde. Cela rejoint ce qu’on appelle le panthéisme, qui identifie Dieu au Tout, réduisant la divinité à n’être rien d’autre que la nature elle-même. On pense ici à Spinoza, le grand philosophe qui avait cette formule devenue célèbre : Deus sive natura — « Dieu, ou la nature ». On en a conclu qu’il était panthéiste, assimilant la nature à Dieu. Pourtant, il serait plus juste de le qualifier de panenthéiste : tout est en Dieu (et Dieu est en tout). En effet, pour lui, la nature ne se limite pas au monde visible : elle comprend aussi la puissance créatrice, invisible, qui fait exister les choses. Spinoza distingue ainsi la natura naturans — la nature créatrice, ce dynamisme invisible qui pousse les choses à être — et la natura naturata — le monde visible, tel que nous le percevons. Autrement dit, tout est en Dieu, mais Dieu est plus que ce que nous voyons, mais la totalité de l’être, matériel et spirituel est un tout, Dieu faisant comme partie intégrante et inséparable de ce qui est la nature. Pour ma part, je crois, comme Spinoza, que Dieu est présent dans chaque chose, et que rien n’échappe à sa puissance créatrice.
En revanche, réduire Dieu à n’être que la nature matérielle me paraît insuffisant. Car si l’on ne croit qu’en la nature, tendance assez présente aujourd’hui, marquée par une sensibilité écologique, on arrive à des problèmes : La nature n’est pas toujours bienveillante. Elle peut être hostile, menaçante, source de souffrance. Depuis la nuit des temps, l’humanité n’a cessé de chercher à se protéger de ses dangers : du froid, du chaud, des maladies, des prédateurs, du feu, des maladies et de tant d’autres menaces. Tout ce que nous dépensons aujourd’hui en habitat, en chauffage, en climatisation ou en médecine montre bien que nous passons une grande partie de notre énergie à nous préserver de la nature. Croire seulement en elle n’est pas cohérent, mais oublier la nature pour ne croire qu’en un Dieu abstrait ne paraît pas juste non plus. Il s’agit sans doute d’articuler les deux.
Thomas d’Aquin, lui, n’était pas naïf. Défendant la théologie naturelle, il affirmait certes qu’on peut connaître quelque chose de Dieu à partir de sa création. De même qu’à travers une œuvre d’art, on perçoit toujours quelque chose de l’artiste, de même, la création révèle son créateur. Mais Thomas d’Aquin précisait qu’on ne peut pas tout connaître de Dieu par la nature. Celle-ci nous dit quelque chose de sa grandeur, de sa puissance, de sa magnificence, comme le chante le Psaume 19 ou comme l’affirme l’épître aux Romains. Mais il y a des qualités essentielles de Dieu que l’on ne peut connaître à partir de la nature, et seulement par révélation : l’amour, le salut, la tendresse, la relation personnelle de Dieu à l’homme. Ces réalités, seul le Christ nous les révèle.
Expérience spirituelle dans la nature et sentiment religieux
À partir de là, on peut quitter un peu le terrain de la théologie spéculative et philosophique, pour parler d’expérience humaine. Car il est possible d’éprouver quelque chose de spirituel dans notre rapport à la nature, non plus dans l’ordre de la réflexion intellectuelle, mais dans celui du ressenti. On peut rencontrer Dieu, peut-être même en dehors des églises, simplement en étant touché par la beauté ou la grandeur de la nature : un paysage, un coucher de soleil, la voûte étoilée, la naissance d’un enfant… autant de situations où l’on peut être saisi par une émotion profonde, qui dépasse l’intellect, mais qui n’en est pas moins importante.
Van Gogh lui-même le dit dans une lettre : « La nature me parle avec une voix si douce, parfois si émouvante, que cela me rappelle les paroles de l’Évangile. » Lui ne s’embarrassait pas des débats théologiques de Thomas d’Aquin ou de Guillaume d’Occam (il avait échoué à tous ses examens de théologie, rappelons-le !). Ce qui le touchait, c’était cette expérience sensible : « Quand je me tiens devant le ciel étoilé, écrit-il encore, je me dis toujours : voilà quelque chose que je voudrais peindre, comme d’autres peignent une Madone ou une cathédrale. » Ce sentiment du sacré que Van Gogh percevait dans la contemplation de la nature m’interpelle. Il disait pouvoir trouver sa « nouvelle religion » dans l’étude attentive d’un simple brin d’herbe. Les champs de blé, les ciels tourmentés, les étoiles lointaines devenaient pour lui comme les manifestations d’une présence divine.
Cette question me paraît essentielle, car il m’arrive souvent de rencontrer des personnes qui affirment n’avoir aucun sentiment religieux. Tout le monde, bien sûr, n’est pas sur un pied d’égalité de ce point de vue. Certains prient naturellement, sentent spontanément que Dieu les aime, expérimentent sa présence comme tendresse, pardon, amour inconditionnel. D’autres, en revanche, s’intéressent à l’Évangile pour sa sagesse morale, sa réflexion sur la responsabilité humaine, la culpabilité, la grâce, les paraboles… mais ne ressentent pas nécessairement de sentiment religieux.
A ceux qui se pensent ainsi étrangers au sentiment religieux on peut leur poser la question : « N’avez-vous jamais ressenti, dans certaines circonstances comme quelque chose qui vous dépasse ? Un sentiment de transcendance, d’absolu ? » Cela peut survenir devant la beauté d’un paysage, dans l’immensité d’un désert, ou face à un ciel flamboyant. Même la personne la plus insensible spirituellement peut, un jour ou l’autre, être saisie par ce sentiment, soit par rapport au beau, soit au sublime : « Qui suis-je, moi, si petit face à ce monde qui me dépasse ? » Ce sentiment d’absolu nous rappelle que nous ne sommes pas la fin de toute chose. Et ce type d’expérience ne se limite pas à la nature. On peut aussi l’éprouver dans l’art : certains en écoutant une fugue de Bach, d’autres en contemplant une démonstration mathématique élégante, ou encore en entrant dans une cathédrale. Dans de tels lieux, même le moins religieux peut ressentir quelque chose : sentiment de paix, de grandeur, d’immensité, de beauté, d’absolu, être touché par quelque chose qui nous dépasse et nous fait du bien. La nature a ce pouvoir, l’art aussi, Van Gogh a su unir les deux : l’art et la nature, pour exprimer et partager ce sentiment que l’on peut considérer comme étant proche du sacré. L’art de Van Gogh a été, entre autres, de savoir rendre sublime des choses qui ne le sont pas vraiment naturellement. Prenons l’exemple de l’église d’Auvers-sur-Oise : c’est l’un des plus beaux tableaux de Van Gogh. Mais si vous allez voir l’église réelle, elle est tout à fait banale, comme des centaines d’autres. De même, un champ de tournesols : dans ses toiles, c’est magnifique, mais dans la réalité, des champs de tournesols, il y en a partout, et l’on ne s’arrête pas forcément pour les contempler en extase quasi mystique. C’est donc bien son regard qui transcende la nature.
Cependant, une question demeure : les émotions que nous ressentons face à l’art ou à la nature relèvent-elles du sentiment religieux ? Certains pensent que non, mais qu’elles sont très proches. Si proches, en réalité, que les religions ont toujours cherché à s’approprier ces émotions esthétiques pour amener à des expériences spirituelles. Prenons un exemple : quand on entre dans la cathédrale de Chartres, on peut être saisi par un sentiment d’immensité, de paix, d’intimité. Est-ce un sentiment religieux ? Pas nécessairement. Mais ce n’en est pas loin, et ce sentiment peut basculer facilement vers une expérience spirituelle si l’on choisit de l’orienter vers Dieu. Pour ma part, j’hésite. Mais je suis près de penser qu’il ne s’agit pas là seulement d’esthétique, proche du religieux, tout en en étant distinct, mais que, comme l’exprime Van Gogh, ce sentiment éprouvé devant le beau, le grand, l’absolu, est déjà une expérience religieuse en soi. Ce sentiment, en effet, est bienfaisant : il me met à ma juste place, me connecte à plus grand que moi, il me fait du bien, il crée en moi une énergie positive. Cela est le propre du religieux.
Dès lors, utiliser ce type de sentiment n’est pas de la récupération, mais ouvrir un chemin vers le spirituel, et peut avoir valeur d’aide. On peut chercher à entretenir et développer ce type d’expérience. L’enjeu, c’est d’apprendre à retrouver ce sentiment de transcendance et d’absolu sans dépendre uniquement des causes extérieures qui l’ont déclenché. C’est là le propre de toute pratique religieuse, qui ne manque pas de s’appuyer sur l’art. En effet, si, pour être ému, il faut être nécessairement devant un coucher de soleil splendide au bord de la mer, c’est compliqué… on n’y est pas tous les jours. Etre ému par la naissance d’un enfant, c’est bien, mais c’est tout de même une expérience rare ! Mais il est possible de recréer intérieurement cette disposition d’esprit, de retrouver ce même sentiment même en étant dans une situation ordinaire. Et cela constitue une part importante de ce qui est la « religion » : permettre de stabiliser en nous ce sentiment de transcendance, d’absolu, de beauté ; donne la capacité à le laisser nous accompagner, à nous transformer, non pas seulement dans des moments exceptionnels, mais dans le quotidien le plus ordinaire, jour après jour.
L’art et le regard qui transfigure le réel
Il y a enfin une autre leçon que nous donne la contemplation du monde à travers l’art : la contemplation de la nature peut être bonne, mais tout dépend du regard que nous portons sur elle. Comme nous le disions, tout n’est pas beau dans la nature. Ce qui est admirable chez Van Gogh, c’est précisément cette capacité à transcender l’apparence du monde par son regard. C’est une leçon pour notre vie spirituelle : apprendre à « spiritualiser » le monde par la manière dont nous le percevons.
L’une des objections majeures à la théologie naturelle qui prétend donc que l’on peut connaître Dieu à travers la création, c’est que le monde est certes grandiose, mais aussi traversé de problèmes, de souffrances, de mal. Si l’on devait juger Dieu uniquement à partir du monde, il en serait aussi responsable du mal qui s’y trouve et cela pose question. Et le monde, si on le contemple n’est pas toujours source d’extase. Pour y trouver Dieu, il faut donc un certain regard : un travail intérieur qui consiste à ne pas attendre passivement d’être saisi par le beau, mais à apprendre à discerner le beau même dans ce qui est ordinaire. Van Gogh avait ainsi une capacité à sublimer l’ordinaire. L’église d’Auvers-sur-Oise n’est pas une église remarquable mais, sous le regard de Van Gogh, elle devient splendide. La célèbre « Chambre à Arles » n’était en réalité qu’une pièce modeste, sans charme particulier, où personne ne rêverait d’habiter. Et pourtant, quand on voit le tableau, on se surprend à se dire qu’on rêverait de s’y trouver. Ce n’est pas la chambre qui est belle : c’est le regard de Van Gogh qui la rend sublime. Ou encore « La Nuit étoilée », sans doute l’une de ses œuvres les plus extraordinaires. Quelques étoiles dans une nuit sombre… et soudain, elles tourbillonnent, illuminent l’espace, deviennent source de vie. Là où l’on pourrait se désespérer de la nuit, Van Gogh choisit de voir la lumière. Au point que l’on ne voit plus la nuit, mais uniquement la lumière qui la transfigure.
Voilà ce que Van Gogh nous apprend : le regard peut transfigurer le monde. Et peut-être est-ce là la base de toute vie spirituelle : non pas croire que le monde est déjà beau en soi, mais apprendre à le regarder d’une manière qui le transcende. La spiritualité consiste à développer ce regard capable de voir, au cœur même du banal ou de l’obscurité, la lumière et la vie. Dans l’Évangile, Jésus dit en Matthieu 6, 22-23 : « L’œil est la lampe du corps. Si ton œil est en bonne santé, tout ton corps est dans la lumière ; mais si ton œil est malade, tout ton corps est dans les ténèbres. » Autrement dit, la question n’est pas tant de savoir si ce que j’ai sous les yeux est objectivement beau ou nourrissant, mais si moi je suis capable de regarder de telle sorte que cela devienne pour moi beau et porteur de vie. La lumière ne vient pas seulement de l’extérieur : elle vient de la manière dont je choisis de regarder. Voilà une leçon essentielle, et nous sommes invités à apprendre ce regard. On retrouve quelque chose de semblable dans le Cantique des cantiques, quand Dieu dit à l’humanité bien-aimée : « Tes yeux sont des colombes. » Comme déclaration amoureuse, on peut en sourire… mais sur le plan théologique, cela signifie beaucoup. La colombe est symbole de l’Esprit Saint. Et Dieu dit à l’homme : tu es merveilleux quand tu regardes comme l’Esprit regarde. Et l’Esprit voit positivement, avec grâce. C’est une immense chance, car spontanément, si je me regarde moi-même, je me trouve imparfait, pécheur, rempli de travers. Mais la foi m’affirme qu’il y a un autre regard sur moi : un regard d’amour et de pardon. C’est cela, la grâce. C’est cela, la Bonne Nouvelle que nous annonçons chaque dimanche : vous pouvez être vus autrement que par vos propres yeux, autrement que par vos fautes ou vos limites. Dieu vous voit beaux.
Et nous sommes invités à avoir ce même regard sur le monde et sur nos proches. L’amour consiste à voir l’autre non pas comme il est, ou à travers ses défauts et ses manquements, mais à travers ce qu’il a de beau. C’est ce que nous sommes appelés à vivre avec nos conjoints, nos amis, nos proches. Et c’est ce que Dieu fait pour nous.
Van Gogh lui-même a été profondément touché par les pauvres, notamment dans les mines du Borinage. Il ne voyait pas seulement leur misère : il voyait des personnes à aimer, à aider, à soutenir. Ce regard change tout. C’est de même dans la parabole du bon Samaritain : certains voient dans l’homme blessé au bord du chemin un impur sans valeur, et passent leur chemin. Le Samaritain, lui, pose un autre regard : il voit un frère à secourir. Et c’est ce regard qui sauve. Voilà pourquoi le regard est si essentiel. C’est ce que Van Gogh, comme d’autres artistes, a su faire : transfigurer la réalité, la voir avec les yeux mêmes de Dieu.
Ainsi, la nature peut être source de révélation. Elle nous touche, nous élève, nous émeut. Mais l’art, en sublimant la nature, nous conduit plus loin encore, vers le beau et le bien. Et c’est bien le cœur de la foi : aller au-delà de la simple contemplation de la nature, viser plus haut, transfigurer le réel par un regard habité de grâce.
Et ce regard, non seulement il change l’image que nous percevons du monde, mais il peut aussi nous transformer nous-mêmes. Nous pouvons être vus par un regard d’amour et de tendresse qui fait de nous des créatures nouvelles. Et pour cela, je rends grâces.