Être fidèle en peu de choses ? La parabole des talents
Je voudrais réfléchir sur cette phrase, ce verset qui se trouve dans la parabole des talents (Matt. 25 :14ss), où le maître dit aux serviteurs qui ont bien voulu prendre soin de l'argent qui leur était confié : « c'est bien bon et fidèle serviteur, tu as été fidèle sur peu de choses et sur beaucoup je t'établirai, entre dans la joie de ton maître ».
Bonne ou mauvaise nouvelle ?
Ce verset a été choisi par Sofia, comme étant son verset de confirmation qu'elle sera parmi nous tout à l'heure. Il peut être interprété de façons totalement opposées. Quand elle m'a dit pourquoi elle le choisissait, j'en ai été très touché. Elle l’avait fait avec une grande humilité, en disant : « moi-même, je ne me sens pas capable de grandes choses, je suis petite, je suis jeune et simple ; et le Seigneur qui accueille ses serviteurs en les faisant entrer dans sa joie et leur confie tout, juste parce qu’ils ont été fidèles dans des petites choses, c'est une si bonne nouvelle ! ». Il n'y a donc pas de jugement même sur la quantité d'œuvres à faire. C'est donc extrêmement rassurant sur ce que Dieu peut attendre de nous. Il n'attend pas que nous soyons des saints, capables de faire de grandes choses de façon spectaculaire et grandiose, que nous sauvions le monde, nous devons simplement faire au mieux avec ce qui nous a été confié, grandes ou petites choses, et c’est bien.
Mais en en parlant avec quelqu'un d'autre, cette personne m'a dit qu'au contraire, ce verset l'avait toujours angoissée et même culpabilisée, disant que chaque fois qu’elle manquait à quelque devoir insignifiant, ou se laissait aller à quelque faiblesse mineure, elle se trouvait n’ayant même pas été capable d'être fidèle dans une petite chose, elle ne le serait jamais dans les grande et serait exclue de la joie du Seigneur et condamnée aux ténèbres du dehors ? En effet, tous, et sans cesse, nous cédons à de petites faiblesses sans conséquence, et ne nous alarmons pas de ce qui est évidemment insignifiant. Mais à ce moment, ce verset peut revenir à la charge pour nous pointer du doigt en disant que peut-être cette toute petite chose manquée pourrait nous exclure de l’essentiel. Cela peut devenir très angoissant si, quoi que l’on fasse, rien n’échappe au regard ou au jugement de Dieu.
Ces deux interprétations opposées de notre verset montrent le risque qui existe toujours d’une interprétation faussée d’un message qui se veut positif au départ. Cela est vrai aussi pour l’interprétation du message de la grâce.
Deux usages de la théologie de la grâce
On sait que la Réforme a insisté toujours sur cette idée de l'amour de Dieu qui nous a donné sans conditions et sans mérite, de ce salut qui nous est offert par grâce, même si nous ne méritons pas. Cela peut donner un sentiment de libération extraordinaire, ainsi je ne suis pas condamné, je ne suis même pas jugé, mais je suis simplement accueilli par ce que je suis aimé. Ce message peut me donner une liberté formidable et un sentiment de reconnaissance, remplissant ma vie de joie et de gratitude m'incite avec la même liberté à être au service du Seigneur. Mais à l'inverse, on sait aussi que cette prédication de la grâce a pu avoir des effets pervers, en particulier dans cette mouvance du protestantisme qu’est le puritanisme. Cette déviance protestante a servi de sujet à de nombreux films, de Bergman ou d'autres. Ces pauvres gens pleins de bonne volonté se trouvaient écrasés par cette grâce qu’ils ne méritaient pas et se disaient que le cadeau était tellement grand, tellement immérité, et follement donné d'avance que cela impliquait un devoir infini et jamais suffisant pour pouvoir se rendre après coup digne de cette grâce qui avait été faite. Et donc cette grâce qui n'est plus un cadeau mais comme une sorte d'avance sur salaire. La grâce étant infinie, elle génère un devoir infini où l'on n'en ferait jamais assez pour pouvoir mériter ce cadeau piégé donné par avance.
Le puritanisme est une erreur et a entraîné bien des souffrances chez ceux qui s’y sont adonnés ou chez leurs enfants comme on l'a vu dans ce film plus récent Le ruban blanc, ces enfants exposés à la vindicte de tout le monde parce qu'ils avaient commis quelques péchés, sans doute sans importance mais qui devenaient immenses sous le regard de Dieu. Et donc cette idée d'être en permanence jugé sur son résultat, d'avoir un maître qui nous regarde et qui est capable de dire à celui qui n’aurait même pas été fidèle dans la moindre chose: « Jetez-le dehors » peut effectivement être vécu comme profondément angoissant.
Contre le puritanisme
Pour des raisons internes à l'Evangile et de cohérence à l’ensemble, on peut penser que le puritanisme a fait fausse route, la grâce offerte n'est pas un cadeau fait par avance pour mieux nous piéger. La grâce est une vraie grâce c'est-à-dire un authentique don d'amour. Voilà le mot essentiel et la clé de toute la compréhension de l’Evangile : l’amour. Or, le propre de l'amour c'est qu'il est gratuit. L'amour véritable, celui qui se préoccupe plus de l’autre que de soi, n'attend rien d'en échange, l'amour est un don généreux qui n'est ni un marchandage ni un piège. Et puis, comme dit justement le dicton : « donner c’est donner, reprendre c’est voler », donner quelque chose pour en réclamer le prix après coup, c’est une trahison absolument inacceptable et injustifiable.
Mais il y a par ailleurs dans notre parabole elle-même un élément montrant que l'interprétation angoissante de ce verset voulant y voir un jugement sur celui qui a été fidèle en peu de choses est fausse, c’est de s'intéresser non pas à celui ou ceux qui ont bien mais de s'intéresser à celui qui est rejeté et donc qui n’a pas bien fait. Ce que dit le mauvais serviteur tient en un mot : φοβηθεὶς, j'ai eu peur. Et voilà ce qui l'a fait chuter c'est la peur, la crainte. L'épître de Jean nous dit précisément « l'amour parfait, bannit la crainte » (I Jean 4:18). L'erreur du mauvais serviteur c'est d'avoir eu peur, et donc d’être hors de la logique de l’amour. De même, l'erreur théologique des puritains c'est la peur, comme pour les chrétiens du Moyen-Âge qui vivait dans la peur, peur du jugement, peur de l'enfer, peur de l'excommunication. Voilà l'erreur, effectivement il n'y a pas de crainte dans l'amour. Par conséquent, interprétez tous ces messages comme vous voudrez et même celui de la grâce, mais si à un moment donné il génère en vous de la peur c'est que vous faites votre route.
Quel jugement ?
Quant à l'idée de jugement je ne pense pas qu'elle se trouve même réellement dans le texte. En effet les deux premiers serviteurs sont accueillis de la même manière alors qu'ils n'ont pas réalisé les mêmes œuvres : « C'est bien bon et fidèle serviteur tu as été fidèle en peu de chose sur beaucoup je t’établirai, entre dans la joie de ton maître ». Pourtant, l'un a gagné cinq talents, l'autre deux, on n'est pas dans une comptabilité où il s'agirait de récompenser au niveau de ce que l'un ou l'autre a fait. On est dans une question de logique et la logique c'est celle de la confiance précisément qui s'oppose à la peur. Les deux premiers serviteurs n'ont pas eu peur, pourtant ils auraient pu, par erreur, perdre le capital qui leur était confié. On sait par d'autres paraboles comme celle du fils prodigue que dans ce cas même ils n'auraient pas été sévèrement condamnés. Eux, ils ont eu confiance et ont fait en ayant confiance, non pas tellement sur le fait qu'ils seraient eux-mêmes capables d'y parvenir parce qu'on ne peut jamais savoir et même quand on fait tout bien parfois les choses tournent mal. Mais ils avaient confiance dans la bonté de leur maître. Ils n'avaient pas peur du maître. C'est ça qui a tout changé. Et quand on n'a pas peur de Dieu on peut être dans une relation de synergie, de confiance et de coopération.
Dieu lui-même fait beaucoup de choses dans le monde, et nous sommes invités à faire beaucoup de choses dans le monde. Mais que l’un comme les autres ne pouvons pas agir seuls. Ce n'est que dans la confiance mutuelle que nous pouvons faire des choses. Le maître a confiance dans ses serviteurs, il ne se dit pas qu'ils pourraient le dérober ou le voler, il fait le pari de la confiance. Le pari qu’ils seront honnêtes. Et les serviteurs ont confiance dans leur maître qu’il ne les condamnera pas s’il arrivait malheur.
Or le mot « confiance » que nous trouvons est d’une grande importance pour notre texte parce qu’il y a une insistance sur la fidélité. En grec biblique la confiance ça se dit pistis, comme la fidélité et comme la foi. Il y a un même mot pour les trois notions, mot qui est traduit d’une manière ou l’autre suivant le contexte. On peut le comprendre, mérite la confiance celui qui est fidèle, celui qui est digne de foi, digne qu'on lui confie quelque chose. C’est ce que dit le maître à chaque serviteur a deux reprises : « c’est bien bon et fidèle serviteur (πιστέ), tu as été fidèle (πιστός) sur peu de choses, sur beaucoup je t’établirai ». « Fidèle » est dit deux fois à chacun. Ce qui compte pour Dieu c'est la fidélité bien sûr, pas la fidélité servile de celui qui va obéir sans intelligence à son maître, mais celle de qui est dans un rapport de confiance entre son maître et lui.
Le mauvais serviteur dans le fond n'a commis aucune erreur morale. On lui confie un talent, il rend un talent. Il a été parfaitement honnête, il n'a rien détourné, rien pris pour lui. Mais l'évangile ne nous invite pas à ne pas être malhonnête mais à aller au-delà de ce qui est interdit pour positivement être actif dans le bien. Nous devons nous engager avec confiance et travailler joyeusement pour l'avancement du royaume de Dieu. Ainsi l’Evangile ne se résume pas par « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’il vous fasse », mais « tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous, faites-le de même pour eux. ». Le problème n'est pas de ne pas chuter, de ne pas se tromper et de ne pas voler, mais d'être dans une relation de confiance pour agir, pour Dieu et avec Dieu.
Punition ou récompense
On voit néanmoins que cette différence d’état d’esprit a des conséquences très importantes. Il ne s’agit pas de récompense ou de punition, mais de montrer que la manière avec laquelle on se comporte avec Dieu a des conséquences. Celui qui entre dans cette relation de confiance avec Dieu, il a deux choses. D'une part, il est établi sur beaucoup, il lui est confié des responsabilités. Dieu lui donne du travail, une mission. Comme s’il lui était dit : « tu as montré par là que tu étais capable de faire de bonnes choses. Eh bien, vas-y. Et je t'invite à en faire de plus grandes encore », Dieu ainsi pousse encore plus loin cette notion de confiance : on peut faire encore plus confiance à celui qui a été digne de confiance.
L'autre chose donnée, c’est : « entre dans la joie de ton maître ». Il y a ainsi deux choses : le devoir, la mission et puis aussi la joie. Dieu ne nous entraîne pas uniquement dans un devoir pesant, au contraire, il nous invite à entrer avec lui dans une relation de joie. Rien que cela suffit à éliminer la position puritaine qui n'est pas joyeuse. Les puritains, les intégristes, ne sont pas des gens joyeux, ils sont angoissés, tristes, sévères, pénibles et ils angoissent tout le monde. Donc, le puritanisme, par là même, est une perversion du message de la grâce. Si votre théologie vous conduit à la joie et au service, alors ne changez rien ! Mais si votre relation à Dieu vous conduit à l’angoisse, à la tristesse ou à la culpabilité, changez de théologie s'il vous plaît.
Nous sommes donc invités à entrer dans la joie. la tradition rabbinique dit que ce mot « joie » pouvait désigner, non pas simplement la joie en général, mais le festin de joie, c'est-à-dire le festin de noces. Nous voilà non plus dans une relation de travail, mais dans une relation d’intimité. Nous sommes invités dans un banquet de noces, ce qui est évidemment absolument merveilleux. Quant à celui qui n'a pas voulu dans cette confiance, il est dit qu’il est chassé dans les ténèbres du dehors, mais en fait, c'est lui qui n'a pas voulu rentrer, comme les invités au festin de noces qui ne veulent pas venir dans la parabole (Matt. 22).
Et puis, cette récompense n’est pas proportionnelle au résultat. Il n’est pas offert plus à celui qui a travaillé le plus. Dans l’équivalent de l’évangile de Luc qui est la parabole des mines (Luc 19:11ss), il semble que cela ne soit pas pareil, et il y a effectivement mission confiée qui est proportionnée à l'œuvre accomplie : il est confié 10 villes à celui qui a gagné 10 mines, et 5 à celui qui en a gagné 5. Mais là encore il ne s’agit pas de récompense, mais sans doute de mission confiée, il est plus demandé à celui qui peut faire plus, de même dans Matthieu chacun reçoit au départ une sommes différente, mais « à chacun selon sa capacité » ! Ces talents ne sont pas offerts pour qu'ils fassent la fête, ce n'est pas pour eux. Ils sont confiés en gestion et ils devront les rendre. Cela veut dire que l'attente n'est pas la même pour tout le monde, Dieu ne juge pas au prorata de ce que l'on est capable de faire ou de son niveau de sainteté, celui qui est capable de gérer deux talents, il en gère deux, celui qui est capable d’en gérer cinq et il en gère cinq. Il y a donc une adaptation aux capacités de chacun, mais en aucun cas une sorte de barème de jugement qui donnerait la récompense pour fonction du travail accompli.
Ainsi, la parabole des talents souvent lue comme montrant la charge que Dieu nous confie, la responsabilité qu’a chacun à qui il est plus ou moins donné. mais en fait, c’est avant tout une invitation à la confiance. Dieu ne nous demande pas de sauver le monde, ni d’être parfaits, mais simplement d’oser vivre dans la fidélité et la confiance en son amour. Le véritable danger, c’est de laisser la peur nous paralyser ou de se croire trop petit pour faire quoi que ce soit.
En effet, l’amour parfait bannit la crainte. Là est le cœur de l’Évangile : Dieu nous fait confiance et nous invite à lui faire confiance. Il nous associe à son œuvre, non pas comme un devoir, mais comme une relation d’amour. Et il nous invite non pas à la tristesse ou à la culpabilité, mais à la joie. « Entre dans la joie de ton maître » : voilà le but, voilà la promesse.
Que chacun de nous puisse donc avancer dans cette confiance, agir avec ce qu’il est et ce qu’il a reçu, et entrer dès aujourd’hui dans cette joie qui ne finit pas.