Dieu est événement et relation : Process, hommage à André Gounelle
La théologie du Process
Il est en théologie des nouveautés, des découvertes, voire des révolutions. Toute nouveauté n'est pas bonne. Certaines de ces pensées nouvelles peuvent nous éloigner de la foi biblique, d'autres, au contraire, rapprochent de la Bible. C'est le cas, je crois, de ce qui a été la théologie du process, théorie d'origine américaine du XXe siècle qui a eu une influence considérable dans la pensée théologique contemporaine. En tout cas, la découverte de la théologie du process a été pour moi comme un éclair de nouveauté qui m'a enthousiasmé et renouvelé toute ma façon de voir Dieu et la nature de notre existence. C'est le professeur André Gounelle, décédé en mai 2025, qui a été le principal introducteur de cette pensée en France. Je l'ai entendu pour la première fois présenter cette théologie en 1982, il y a donc presque, il y a donc plus de 40 ans, et j'avais ressenti une forme d'enthousiasme extraordinaire devant cette pensée qui ouvrait tant de perspectives et de nouveautés. Je m'en suis ensuite un petit peu détaché, pensant que c'était une affaire dépassée. Mais m’y replongeant, je me suis rendu compte à quel point celle-ci m'avait façonné et de tout ce que je lui devais. Certainement aujourd'hui, la théologie du process est une part considérable de mon propre système théologique.
Cette théologie repose sur une philosophie, appelée philosophie du process qui a été proposé par Alfred North Whitehead aux États-Unis au siècle dernier. Whitehead était un mathématicien, une philosophie puis une théologie reposant sur des bases scientifiques ne pouvait évidemment que me séduire. Le mot clé de cette pensée c'est le mot « process » qui est un mot anglais, trop difficile à traduire et on l’a gardé tel quel. « Process » veut dire processus, avancée, dynamique, mouvement, transformation, il y a dans ce mot l'idée de dynamique et d'événement. Et c'est là la grande idée révolutionnaire de Whitehead de sortir de notre mode de pensée occidentale hérité essentiellement d'Aristote qui pose la notion de substance comme étant première, pour mettre en avant la notion d'événement.
La réalité est plus histoire que substance
Dans notre pensée habituelle nous pensons le monde comme étant fait de substances c'est à dire de choses, de personnes, définies et fixes auxquelles il arrive des événements. Moi Louis Pernot je rencontre telle personne il m'arrive cela, je tombe amoureux ou je subis un deuil. Mais c'est toujours le sujet qui est premier, le verbe, c'est ce qui arrive, c'est second et la nature de ce qui arrive est troisième comme n'étant pas essentiel. Whitehead propose de dire que nous ne sommes pas vraiment des substances déterminées et fixes mais que ce qui est premier c'est ce qui nous arrive. Tout ce qui nous arrive nous transforme et nous construit différemment. Tout objet ou toute personne est en fait défini par ce qui lui est arrivé, par l'usage qu'on en fait et par ce à quoi elle est appelée.
Que chacun soit défini, ou construit par ce qui lui est arrivé, les psychanalystes le disent aussi. Nous sommes issus de notre histoire et nous n'avons pas toujours été comme nous sommes aujourd'hui mais notre histoire nous construit et nous sommes une histoire en marche qui nous constitue.
De même si on prend un simple objet, cet objet n'a pas toujours été celui-là. Il est là tel que nous le voyons aujourd'hui mais cet état n’est que l’aboutissement d’une histoire. Cette table en bois est aujourd'hui une table, on pourrait la voire comme un objet fixe que je peux déplacer, que je peux utiliser, mais en même temps cette table n'a pas toujours été une table, elle a été construite par quelqu'un qui a eu un projet pour elle et elle-même vient d'un arbre qui a poussé à tel endroit, arbre qui a lui-même eu une histoire qui a modelé son bois. Et demain cette table ne sera plus parce qu'elle sera peut-être brûlée, détruite, jetée ou transformée en autre chose. Nous avons ainsi l’impression de voir un objet fixe, mais ce n’est qu’une impression, comme un arrêt sur image d’un film qui dépasse ce que nous en voyons à un instant donné. Tout ce que nous voyons n’est qu’un moment d'une histoire qui se déroule sous nos yeux. Cela se rapproche de ce que l’on retrouve dans le Bouddhisme sous le nom de théorie du « non être » affirmant que cette table par exemple n’est pas en-soi une table puisqu’autrefois elle était autre chose et demain sera encore autre chose.
C’est ce que nous disons lors des services funèbres ou justement à un moment donné la personne en tant que personne cesse d'être. Les endeuillés sont l’impression qu’une personne a cessé d’être. Mais nous rappelons que ce n'est pas qu’elle n'est plus parce que toute personne est une histoire et un état n’annule pas une histoire. Le défunt n'est plus sous la forme qu'il était il y a une heure un jour une semaine un mois mais il est autrement. Mais l'annulation de l'état actuel n'annule pas l'histoire. C’est pour cela que dans nos services funèbres nous rendons grâces pour toute une existence. Et voilà pourquoi aussi les juifs n'aiment pas que l'on mette des photos du défunt au moment du service parce qu'une photo enferme la personne dans une image dans une représentation alors qu'une personne c'est une histoire sacrée de sa naissance à sa mort. Et cette histoire c'est ça la personne et non pas le cadavre ni le corps à un moment donné que l’on voudrait représenter. Et cette histoire continue, mais d’une autre manière.
Ainsi les pensées de l’Inde parlent de la tasse de thé. Il y a du thé dans une tasse si je bois la tasse la tasse est vide mais le thé cesse-t-il d'être ? Non il va ailleurs, il va générer d'autres choses qui vont générer d'autres choses et donc l'histoire de cette tasse de thé n'est pas terminée. De même qu’il n'y a aucune raison de ça de sacraliser la tasse pleine en disant il faudrait la garder telle quelle. Le thé de la tasse ne se perd jamais, il continue son histoire, et ce qui compte c’est ce que l’on en fait, et ce qu’il va produire.
Tout être est construit par sa relation au monde et aux autres
Il y a encore un autre élément qu'ajoute Whitehead c'est que un être se définit non seulement par son histoire mais aussi par les relations qu'il a avec son entourage. Ainsi cette table est une table parce qu'on l'utilise comme table mais si demain quelqu'un la transforme en poulailler, elle ne sera plus une table, mais autre chose. sa fonction aura été totalement différente et transformé la nature même de l'objet qui ne sera pas le même.
Ainsi nous-mêmes, si nous sommes notre histoire, nous sommes aussi nos relations. Notre être se constitue et se définit par les relations avec les autres. Tout individu se définit par ce avec qui il est en relation. Et personne n’est rien s’il est tout seul sans interaction avec personne.
C'est pourquoi Paul dit que ce tout passera mais ce qu'est éternel c'est l'amour (I… Cor. 13), seul l’amour compte et a une véritable consistance. Et c'est là où je vous disais que la théologie du process est particulièrement apte à rendre compte de la réalité de l'Evangile parce que l'Evangile nous apprend précisément que nous ne sommes rien sans l'amour c'est-à-dire sans la relation à l'autre et sans une relation d'ouverture à l'autre. Ce n’est pas tant comme le disait Descartes « je pense dont je suis », mais « j'aime donc je suis ».
C'est aussi pour cela que nous disons lors des mariages « vous n’êtes plus deux mais un ». Ce n’est pas pour dire que les deux époux devraient avoir les mêmes pensées les mêmes désirs les mêmes goûts mais que dès le moment qu'on entre dans une relation profonde avec quelqu'un, cette relation devient une partie de nous-mêmes. Ce n'est pas moi comme individu indépendant qui ai une relation avec une telle ou telle personne mais c'est cette relation qui me constitue et qui fait ce que je suis. Je suis cette relation. Cela explique pourquoi les divorces sont toujours aussi douloureux, difficiles et s'apparentent au deuil, parce que divorcer, si ça peut être parfois une issue inévitable, est néanmoins de toute manière quelque chose qui va toucher plus profondément la nature même de la personne que ce que l'on aurait pensé.
Ainsi, je suis une histoire sacrée une histoire qui ne se limite pas à un aspect visible à une photographie momentanée et je suis aussi fondamentalement relation, relation au monde, relation aux autres, parce que la façon avec laquelle je vis avec les autres construit mon être par concrétion. Ce que je vis agglutine mon être et le constitue. Et je ne dois pas oublier non plus que ma façon d'être avec les autres les fait être. Je suis moi-même une expérience pour l'autre et j'ai là une responsabilité considérable d'être ainsi celui qui constitue et qui crée une partie de ce qu'est l'autre.
Le sujet est lui-même objet de son action
Je disais au commencement que cette théologie du process était particulièrement proche de la pensée biblique, la pensée biblique ne fonctionnant pas comme la pensée grecque par substances et accidents mais met toujours l'action et la relation en avant. Cela se voit déjà dans la grammaire : en français comme en grec dont nous sommes héritiers on met le sujet qui est donc premier qui est défini en tant que tel, puis le verbe, puis le complément il y a une gradation ; en hébreu, la langue de la Bible, c’est très différent, ce qui est en premier ce n'est jamais le sujet c'est le verbe et donc c'est l'action, ce qui se passe, l'événement qui est premier puis le sujet et enfin le complément, le sujet comme l'objet de cet événement ne sont que seconds. Même quand je suis sujet d'une action je suis en quelque sorte objet de cette action dont je crois être le sujet, parce que ce que je fais me transforme.
Dieu en process et en relation
Quant à Dieu, la Bible ne le présente pas comme une substance, il n'est même jamais vraiment défini en tant que tel. On ne trouve pas dans la Bible les formules des premiers conciles tentant de définir Dieu substantiellement, comme une essence en trois personnes, ou une substance en trois accidents. Dieu est toujours présenté comme agissant : Dieu est créateur, il est aimant, il est celui qui me parle, Dieu est toujours présenté dans la Bible comme agissant et aussi comme entrant en relation. Ainsi est-il présenté comme le Dieu d’un peuple, il est le Dieu d'Abraham d’Isaac et de Jacob. Il est un Dieu en relation avec des hommes. Dieu tout seul ne peut pas se penser dans la théologie biblique. Si Dieu est créateur, un Dieu qui ne crée pas ne serait plus rien. Dieu est l'acte même de créer, Dieu est l'acte même de parler il est parole. C'est ce que dit le prologue de Jean. Dieu est parole il est quelqu'un qui dit quelque chose à quelqu'un d'autre. une parole s'écoute, se partage. Et l'action de Dieu dans le monde se fait précisément en agissant dans le monde. Ainsi Dieu est pour nous relation, il est « mon Dieu », celui que j’aime et qui m’aime, et aussi celui qui me crée en agissant dans le monde.
Mais la pensée du Process permet de préciser de quelle manière Dieu peut agir dans le monde. Toujours dans une prise au sérieux de l’histoire on se doit de prendre en considération qu’il y a trois paramètres à prendre en considération : le passé, le présent et le futur. Sur le passé il n'y a rien à faire il s'impose à nous comme à Dieu, c’est une donnée, les « data ». Le Process réfute ainsi d'une certaine manière la notion classique de toute-puissance, comme si Dieu pouvait faire n'importe quoi ou revenir en arrière sur le passé. Si ma jambe est cassée l'action de Dieu ne sera pas de faire comme si elle ne l'avait pas été mais sera de créer du neuf à partir de cela et de trouver une solution qui est autre par rapport à l'événement. C’est là que l’avenir a sa place : comme projet, anticipation, idée de programme pour utiliser les data du passé. Et enfin le présent, c'est deux choses, en particulier pour l'humain qui est conscient et qui jouit d'une certaine liberté. C'est d'abord l'analyse, la compréhension que l’on peut faire des données du passé, et ensuite le projet qu'il peut avoir pour intégrer ce passé dans une forme nouvelle. C'est là où Dieu peut agir sur les individus, à la fois en les aidant à voir le monde autrement, à voir ce qu'il y a de positif et de récupérable dans une histoire ou dans un événement, et d'autre part en ouvrant des possibles en plutôt en donnant la conscience de possibles.
Il y a en effet des choses possibles et des choses qui ne le sont pas, et Dieu est soumis aussi à cette contrainte. Mais il y a beaucoup de choses possibles et Dieu se moque du probable et de l’improbable, le miracle n’est pas l’impossible, mais le peu probable qui advient. Dieu peut ouvrir l'individu à un projet pour qu’il s’y engage, le rendant ainsi co-créateur avec lui un projet d'évolution et de création. Ainsi Dieu agit-il dans le monde essentiellement par la parole : par la persuasion, plus que par une action extérieure et directe sur les choses.
Quant au Christ, il est l’instrument privilégié de cette action de Dieu auprès des hommes, en témoignant de ce que Dieu apporte à l'homme et en ouvrant, en montrant les possibles qui se présentent à lui se trouve devant lui. C'est le propre du discours Christ qui est un appel à agir et à œuvrer pour le royaume de Dieu, royaume de paix d'amour, de fraternité, de confiance, de service, de joie, le royaume de Dieu c'est ce vers quoi nous devons tendre, cet avenir que Dieu présente à nos yeux pour que nous puissions mettre notre décision d'y œuvrer. Et si Dieu est avant tout action, le Christ aussi est défini par des verbes. Christ n’est pas défini dans l’Ecriture comme dans les conciles « vrai Dieu de vrai Dieu » ou par quelque autre proposition essentialiste, il est avant tout amour, pardon, il est relevé, grâce, secours dans la détresse, il est tendresse. Ainsi le Christ se définit comme Dieu par des verbes, par des actions et par des relations.
Et toute cette logique d’histoire, d’adaptation, de non fixité de l’être, la théologie du Process a voulu l’appliquer à Dieu lui-même. Le Dieu de l'ancien testament est un Dieu du peuple, un Dieu qui ne se pense pas seul, et c'est aussi un Dieu en marche un Dieu en mouvement. Un Dieu qui s’adapte sans cesse à la situation, qui dialogue avec l’homme, et cherche à le convaincre. Le peuple lui-même ne se définit pas par ce qu’il est ou a été à un instant donné, mais par une histoire. C’est tout le sens de l’enseignement juif : la halakha, c’est l’histoire. Le peuple de Dieu est un peuple pèlerin, un peuple qui marche, et l’identité est son histoire, marqué par les alliances, par l'exode, et qui ne reste pas tourné sur le passé, mais qui s'ouvre vers un avenir qui est une nouveauté dans laquelle il est invité à marcher accompagné par un Dieu qui ne les laisse jamais tomber mais qui les accompagne en ouvrant devant eux le champ des possibles.
Une théologie en dialogue
Et enfin, la théologie du process toujours insiste sur la relation et considère que rien ne peut exister tout seul en soi, nous l’avons vu. Et elle l'applique également elle-même en pensant que la théologie ne peut pas être une science isolée du reste qui pourrait prétendre avoir ses propres dogmes, indépendamment de tout ce que disent les autres, mais qu'elle ne peut qu'être en dialogue et en relation avec les autres sciences, avec la physique, avec la chimie, avec la psychologie des profondeurs et avec toutes ces dimensions essentielles de la pensée avec laquelle elle ne peut que collaborer. C'est là pour ma part une conviction essentielle et je travaille bien sûr à toujours comprendre la théologie en dialogue avec la science et ne repart comme méprisant la science ou la considérant comme n'ayant rien à dire dans notre domaine
Bien sûr, aucune théologie ne peut prétendre remplacer toutes les autres, chaque discours est une vision, une approche particulière qui comporte des lacunes et aussi de grandes richesses.
Pour ma part si j’aime particulièrement l’apport de la théologie du Process, c’est qu’elle a une image de Dieu et du sens de notre vie et de notre relation à lui qui est particulièrement touchante et motivante.
D’abord elle insiste sur l’idée d’un Dieu doux et et profondément respectueux de la création et de ses sujets. Dieu agit dans l’histoire sans jamais la brutaliser, et dans le monde sans aller contre lui, il l’accompagne. Et pour cela il fait montre un vrai respect du passé, il l’accueille, et nous invite à en faire de même pour faire avec nous, notre histoire, pour ouvrir devant une nouvelle histoire plus belle. Et cette histoire qu’il construit avec nous nous construit puisque chacun de nous est une histoire. Et par le fait qu’il s’y engage lui-même, il apporte dans notre histoire et dans ce que nous sommes sa part de transcendance et d’éternité. L’action de Dieu, ou la relation qu’il nous permet d’avoir avec lui, nous construit comme des êtres transcendants, avec une part d’éternité et rend notre histoire plus belle.
Et enfin, si Dieu est relation, s’il est amour, ce n’est pas juste qu’il est agréable pour nous d’être aimés, c’est que cet amour que nous vivons avec lui, nous l’avons dit, contribue aussi à nous construire. Il fait de chacun de nous un être fait d’amour, dans notre relation avec ce Dieu-amour, nous nous construisons avec des pierres d’amour, aimés et capables alors d’aimer.