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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Ne nous soumets pas à la tentation

par Louis Pernot (septembre 01)

 

La traduction que nous utilisons aujourd'hui de cette demande du Notre Père laisse entendre que Dieu pourrait volontairement nous envoyer du mal pour nous tenter, nous mettre à l'épreuve. Ici, on le supplierait de ne pas nous envoyer d'épreuve supplémentaire.

La théologie chrétienne a presque toujours répugné à penser ainsi que Dieu pourrait être source de mal, ou de difficulté. Ainsi trouve-t-on dans l'épître de Jacques (1:13) Que personne, lorsqu'il est tenté, ne dise: C'est Dieu qui me tente. Car Dieu ne peut être tenté par le mal, et il ne tente lui-même personne.

Mais contre cela, il y a la tentation d'Abraham, mise à l'épreuve par excellence, où encore au livre de Job, où le mal n'est pas vraiment envoyé par Dieu, mais très certainement avec son consentement.

Il n'y a donc pas unanimité dans la Bible, la pensée biblique a évolué, et toujours dans le sens de rendre Dieu de plus en plus indépendant du mal qui arrive. Ainsi, dans les textes les plus anciens voit-on Dieu source du bien comme du mal, là où les textes plus récents font intervenir l'action du "diable" pour désigner l'origine du mal, de façon à ce que Dieu ne puisse y être mêlé. Le Nouveau Testament va évidemment dans ce sens, et les "tentations" du Christ n'ont jamais, dans aucun des Evangiles, Dieu pour auteur.

On peut donc penser qu'il n'est pas cohérent, par rapport à la pensée évangélique, d'interpréter cette demande comme nous incite à le faire notre traduction habituelle. Et le texte original lui-même suggère un sens opposé.

Tout d'abord, le mot peirasmon a un double sens, en grec, comme pour le mot hébreu qu'il traduit : il s'agit à la fois de la "tentation" et de "l'épreuve". Certes la tentation peut être une mise à l'épreuve, mais on peut aussi dire que dans toute épreuve il y a une tentation : celle de baisser les bras, de s'avouer vaincu par cette épreuve et de cesser de lutter contre elle. Et là encore, s'il s'agit de lutter contre une épreuve, il va de soi que celle-ci ne peut venir de Dieu, nous n'avons en aucun cas à lutter contre quoi que ce soit qui nous soit donné par Dieu.

Ensuite, la traduction "soumettre" est certainement mauvaise pour rendre le verbe eisenegkein qui est un verbe bien connu et qui ne comporte aucune notion de soumission. Ce mot signifie tout simplement "faire entrer quelque part". C'est en particulier le verbe qui est utilisé dans l'Evangile pour désigner l'action des amis du paralytique qui le font "entrer" dans la maison pour que Jésus le guérisse (Luc 5:19). Quant à la forme verbale utilisée, elle peut désigner indifféremment une action venant de Dieu lui-même qu'une action que Dieu laisserait faire. Il faudrait donc plutôt traduire : "Ne nous laisse pas entrer dans l'épreuve", ou encore, "fais que nous ne soyons pas introduits dans l'épreuve comme enfermés dans une maison, ou dans une cellule." Cela, nous pouvons bien le demander à Dieu : qu'il nous donne une porte de sortie, qu'il nous libère, qu'il ouvre devant nous un passage, comme il a libéré le peuple d'Egypte, lui ouvrant un passage dans la Mer Rouge.

On pourrait même alors réhabiliter la traduction habituelle que nous critiquions tout à l'heure : ce que nous demandons à Dieu c'est que nous ne soyons pas "soumis" dans l'épreuve, que nous ne soyons pas irrémédiablement vaincus, perdant notre autonomie, notre propre souveraineté, mais que nous puissions recouvrer une certaine liberté et une dignité. Que nous puissions relever la tête sans perdre toute espérance, sans être perdus, anéantis par l'épreuve. Une des anciennes traductions qui disait: "ne nous laisse pas succomber dans l'épreuve" était certainement loin du texte original quant à la littéralité, mais dans le fond restituait bien le sens de cette demande.

La suite de la demande "Mais délivre nous du mal" dit elle-même le plus précisément possible ce que nous venons de dire. Elle ajoute cependant une précision essentielle : on peut en effet remarquer que la demande du Notre Père concernant ce mal qui pourrait nous arriver exprime une conviction bien particulière : il ne s'agit en aucun cas de demander qu'il ne nous arrive pas de mal, mais que Dieu nous en libère. L'action de Dieu n'est pas vue comme intervenant sur le mal lui-même, mais sur le croyant. La question n'est pas là de savoir si Dieu ne peut pas ou ne veut pas éviter l'épreuve a l'homme, mais d'avoir l'intime conviction que Dieu peut nous libérer du mal qui nous arrive. Le mal existe encore, il reste là, mais nous pouvons devenir libres par rapport à lui.

On retrouve la même chose dans le très célèbre Psaume 23: Quand je marche dans la vallée de l'ombre-mort... Quelle est alors l'action de Dieu ? Qu'il nous en sorte pour nous mettre au sommet d'une montagne resplendissante ? Non, mais l'espérance du psalmiste est bien de dire que même dans cette circonstance dont le croyant n'a aucune raison d'être plus préservé qu'un autre, Je ne crains aucun mal... car tu es avec moi.

De même encore, quand les disciples sont sur une mer, menacés et qu'ils craignent pour leur vie, le Christ ne fait pas disparaître la mer, il ne l'écarte même pas comme les auteurs de l'Ancien Testament croyaient que Dieu avait fait pour eux avec la Mer Rouge, mais il fait en sorte que tout en restant sur la mer de la menace et de la mort, les disciples n'aient plus peur, retrouvent confiance et ne perdent pas leur vie, ils sont libérés de la peur, du mal et de la mort, ils sont "sauvés".

Louis Pernot