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Jette ton pain à la face des eaux

par Alain Houziau (juillet 08)

 

Il y a pour chacun d'entre nous des versets de la Bible qui font choc et qui nous accompagnent toute notre vie. Mon verset fétiche, c'est : « Jette ton pain à la face des eaux » (Ecclésiaste 11:1). C'est celui que j'ai reçu lors de mon ordination au ministère pastoral, celui qui m'a été dit lors de mon mariage, et celui qui figurera sur les faire-part qui annonceront ma mort.

Mais pour en saisir toute la force et la merveille, il faut lire ce qui vient ensuite : « Celui qui passe trop de temps à observer les nuages avant de se décider à semer pour savoir s'il doit semer ou non, celui-là ne sèmera jamais. Celui qui, avant de se décider à moissonner, passe trop de temps à scruter les nuages pour savoir s'il va pleuvoir, celui-là ne moissonnera jamais » (Ecclésiaste 11:4).

Je pense à ces jeunes couples qui s'interrogent des années durant pour savoir si oui ou non, ils vont se marier. Je pense à tous ceux qui hésitent à prendre une décision et à se lancer dans une aventure. Je pense à ceux qui font deux pas en avant puis un en arrière, puis un en avant, et qui se retrouvent deux ans après « gros Jean comme devant ».

On pourrait penser que l'Ecclésiaste prêche une forme d'imprudence. Mais non, je ne le pense pas. Ce que prêche l'Ecclésiaste, c'est plutôt une attitude de confiance. Confie à Dieu ta route, Dieu sait ce qu'il te faut. Qui vivra verra. À Dieu vat. Cela se chante en espagnol : que sera sera.

Donne-toi à la vie, à la grâce de vivre, tout comme le font les oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent, et qui se donnent au ciel et à la lumière, par amour de la vie, gratuitement, pour rien, sans réserve ni retenue. Offre-toi à la vie, à la grâce de vivre tout comme le font les lys des champs qui ne peinent ni ne filent et qui vivent pour rien, par générosité pure, sans savoir pourquoi, sans demander pourquoi.

Jette ton pain à la face des eaux. Comme Dieu lui-même. Car, vois-tu, Dieu lui-même, sans jamais laisser reposer sa main, jette le pain de la vie à la face du monde. Sans compter. Et il continuera à le lancer, ce pain : que les hommes le déchiquettent ou qu'ils en fassent une offrande, qu'ils s'en gavent sans vergogne ou qu'ils en fassent un chant de louange. Car ce pain de la vie, de la grâce et de la vie comme grâce, Dieu le donne, comme ça, pour rien, par grâce seule, par largesse et par magnificence.

« Jette ton pain à la face des eaux. » Cette exhortation, c’est pour moi l’image même de la générosité, de la gratuité et du « pour rien ».

La vie est sans pourquoi

Vous vous posez sans doute cette question : pourquoi la vie ? À quoi sert la vie ?
Quant à moi, j'ai mis du temps à comprendre. Mais maintenant, je vois. Oui, je vois que la vie est faite pour être vécue comme Dieu nous l'a lancée, c'est-à-dire pour rien, gratuitement, sans raison ni justification. D'ailleurs, c'est comme cela que vivent les antilopes, les lionnes et les bouquetins. Et aussi les oiseaux du ciel et les lys des champs.

Laissez-moi vous dire la seule réponse que je n’ai jamais trouvée à la question « A quoi sert la vie ? Pourquoi la vie ? »La vie est faite pour être lancée, dépensée, donnée comme une offrande et un geste gratuit. La vie est faite pour être vécue pour rien, pour la seule gloire de la vie, pour la seule gloire de la grâce qui nous la donne.

Oui, nous avons le droit de jouir de la vie sans avoir besoin de nous trouver une justification ou une raison de vivre. La vie, c'est une grâce à laquelle nous avons droit, sans raison, sans que nous ayons à produire ni des justificatifs, ni des diplômes de vertu, ni des brevets prouvant que nous sommes d'utilité publique et indispensable aux autres.

C'est sans doute ce qu'a voulu dire Luther lorsque, à la suite de saint Paul, il a proclamé : notre vie est justifiée par grâce seule, elle est justifiée même si, nous, nous la jugeons injustifiée et injustifiable, même si nous la trouvons indigne et inutile. Est-ce que les antilopes et les libellules cherchent une justification pour leur vie ? Non ! Bien sûr ! Eh bien, elles ont raison !

La vie tout entière est un hymne au don et à la gratuité. À son début, la vie est comme un envol et un jeu, comme le jeu et l'envol des oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne filent et qui s'ébattent dans la lumière, pour rien, pour le plaisir et pour la joie de vivre. En son milieu, la vie, c'est du pain que l'on lance, que l'on partage et que l'on reçoit, pour le plaisir du plaisir, pour le plaisir de la ferveur partagée, et pour la joie de l'espérance. Puis, lorsque l'on devient âgé, la vie est faite pour être cueillie avec douceur et reconnaissance, comme l'on cueille quelques lis des champs qui fleurissent, inattendus et magnifiques, sur le tard. Et aux derniers jours de la vie, la vie est faite pour être rendue à la terre et à l'éternité telle un parfum d'un grand prix que l'on répand là, sur le sol, pour l'offrir au Christ et pour le remettre au Maître du temps et des jours. Oui, la vie est grâce, « tout est grâce ».

Et puis, si vous n’arrivez pas à vous en convaincre, regardez le ciel, le soleil et les autres étoiles. Oui, regardez les astres et les soleils. Ils sont comme des émaux et des rubis jetés à la face de la nuit. Ils sont semés pour rien, lancés pour rien par celui qui est l'Amour et la Grâce. L’Étoile du berger, demande-t-elle, pourquoi elle se lève au crépuscule ? Et Vénus, demande-t-elle pourquoi elle resplendit encore à l'aube ? Certes non. Elles sont là par grâce et elles se donnent par grâce. Pourquoi, vous, auriez-vous plus de prétention ?

Oui, l'univers tout entier, le monde et les étoiles, et notre existence aussi, sont du pain de vie et de lumière jeté à la face des eaux, du temps et du mystère. Oui, au-dessus de toutes choses et de toutes vies, au-dessus des astres et des merveilles, au-dessus de chacun d’entre nous, il y a le ciel d'une générosité gratuite jetée à la volée. Il y a le ciel qui lance son pain, et le pain de la vie, à la face des eaux du monde.

Chaque jour, rendons-lui grâce, à ce Ciel. Rendons-lui gloire. Nous aussi, à notre manière, à notre mesure, à notre faiblesse, jetons notre pain à la face des eaux. Oui, essayons encore, aujourd'hui encore, semons notre semence. Et ce soir, ne laissons pas reposer notre main. Car c'est ainsi que nous rejoignons l'éternité, la grâce et la lumière.

 

Alain Houziaux