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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002

Les écrivains face à Dieu

 

André MALRAUX

Par Alain Houziaux

 

> De Malraux, je retiens d'abord ceci : "le glaive face au destin". Ce qui me frappe le plus, chez lui, c'est l'omniprésence des métaphores à connotations sexuelles. Une forme d'activité frénétique sur un lit de mélancolie et de pessimisme. L'éclair précis d'une lame s'éteignant sitôt jetée (1). C'est là la place de la liberté comme incandescence de la gratuité, de la violence et aussi de l'instant. Peu importe me semble-t-il chez Malraux les catégories de l'espoir (en dépit du titre de l'un de ses ouvrages) ou du désespoir. Au commencement était l'acte, et l'acte était sans justification et sans espoir. L'acte était athée, a-social et sans amour. Oui Malraux me paraît le plus athée de tous nos auteurs. L'acte s'insurge, mais il ne le fait ni pour obéir à une loi, ni pour servir un idéal. 
Mais je veux tenter un rapprochement téméraire. N'y a-t-il pas quelque chose de semblable chez Saint Paul. Pour Paul, le service du Christ est un service "pour rien" totalement désintéressé et gratuit. On peut même se demander si, chez lui, la référence au "Christ" (ce Christ conçu comme une sorte d'icône de la grâce et de la gratuité) n'est pas une manière de donner un nom symbolique au "pour rien", au "pour la gloire de Dieu" bref à la gratuité et à l'arbitraire. 
On retrouve ce même goût de l'arbitraire chez Saint-Exupéry. Pour Malraux et Saint-Exupéry, l'humanisme de la raison et du bonheur est mort. Et chez Dostoïevski, il y a aussi un rejet de ce qu'il considère comme les valeurs occidentales. Saint-Exupéry, Camus, Dostoïevski et Malraux ont Nietzsche pour ancêtre et pour dénominateur commun. Ils ont en commun le rejet des idées, des idéaux et des idoles.
Et j'ai toujours pensé que Nietzsche, ce luthérien de l'athéisme, était en fait le prophète qui avait le mieux retrouvé, sans le savoir, le refus des idoles du Judaïsme, et la gratuité du Christianisme de Paul, de Luther et sûrement même de Jésus lui-même. Car c'est bien Jésus qui a dit "vous êtes des serviteurs inutiles" (Luc 17,10), et aussi "puisque vous avez été sauvés gratuitement, servez gratuitement" (Mat 10,8). Le Dieu de la Bible n'est peut-être rien d'autre qu'une épée à deux tranchants éradiquant les idéalismes et les idoles.

 

> Mais Malraux ne s'abîme pas dans le non-sens et dans l'absurde. Par un singulier renversement, il donne un sens au non-sens. Et ce sens, c'est celui de l'énergie de la vie qui s'arc-boute sur le néant et la vanité. "Une vie ne vaut rien, mais rien ne vaut une vie" (Garine, dans Les Conquérants). "Ce n'est pas pour mourrir que je pense à la mort, c'est pour vivre" (Perken dans La Voie royale). Et c'est là l'extase de la virilité, de la vigueur et de la vivacité. 
Et à mon sens, on n'est pas loin des derniers chapitres du livre de Job. Job s'enquiert avec angoisse du pourquoi de la souffrance et de la vie, et aussi du pourquoi du silence et de l'injustice de Dieu. Et à cette question Dieu répond non pas par une explication et une justification, mais par l'apologie du non-sens et de la vitalité libre, gratuite, indomptable, désordonnée et même chaotique des animaux sauvages. Dieu lui-même se met à l'école de Nietzsche. 
Le sens de la vie, c'est de donner un cri et une fulgurance à la fatalité et aussi à la passion de vivre. Faire de la vie un combat aveugle, une conquête absurde, une générosité sans projet. 
Mais c'est vrai, cette recherche de la puissance pour la puissance peut rendre fou et même "fasciste". Malraux le dit lui-même : "Un homme actif et pessimiste à la fois, c'est ou ce sera un fasciste, sauf s'il a une fidélité derrière lui" (2) (L'Espoir). Plus que Saint-Exupéry, Malraux est lucide sur les risques de l'incandescence absurde et de l'arbitraire fait loi. 
A la tentation du fascisme (qui peut aussi être celle du terrorisme nihiliste et anarchiste), Malraux oppose peu à peu trois contre-points fragiles : la dignité de l'homme, la fraternité et aussi la culture. En effet, sur le tard, Malraux remplace le glaive face au destin et à l'absurde par l'art de naviguer dans un monde cassé et tragique. "Que nous le voulions ou non, l'homme s'éclairera au flambeau qu'il porte, même si sa main brûle" (Discours à l'UNESCO adressé aux intellectuels). Et ce flambeau, ce pourrait être "l'humble honneur des hommes".
Et nous ne sommes peut-être pas si loin de ce que l'on pourrait appeler une "foi". La foi s'oppose à la vue et à toutes les évidences des bien-pensants, des moralistes et des idéalistes. Marcher par la foi, c'est se savoir aveugle et pourtant tenir à bout de bras un flambeau allumé, non pas bien sûr pour éclairer son chemin mais pour faire honneur à la lumière qu'on ne voit pas mais qu'on veut cependant servir. Marcher par la foi, c'est servir la lumière sans voir la lumière. Marcher par la foi, c'est agir comme s'il y avait de la lumière, que ce soit celle de la dignité de l'homme ou celle de l'honneur de Dieu.
Incontestablement, Malraux est un agnostique et même un athée. Mais il faut se souvenir de la définition que Valéry donne de l'agnostique. C'est celui qui sait que lorsqu'il se tend vers une image de Dieu, Dieu n'est pas l'idole vers laquelle il se tend, mais Il est dans son dos (Cahiers XIX).

Alain Houziaux


(1) Emmanuel Mounier, L'Espoir des désespérés, Points Seuil, page 17.

(2) Gare ! : on a souvent désigné les protestants comme des pessimistes actifs.