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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002

Les écrivains face à Dieu

 

Albert CAMUS

Par Alain Houziaux

 

Ce que j'aime chez Albert Camus, c'est que la vie, le bonheur et la lumière, non seulement sont venus en premier (cf. Les Noces, l'une de ses toutes premières œuvres) mais constituent aussi son message ultime. 

Certes, il y a l'absurde. Certes, il est vrai que nous ne connaissons pas le sens du monde ni celui de la vie. Mais, chez Camus, cette affirmation de la vérité inéluctable de l'absurde est faite comme à contre-coeur. Elle est presque une exigence de la volonté, elle est une affirmation de principe, et même une affirmation de la conscience morale. C'est une affirmation de l'honnêteté intellectuelle. Mais, en réalité, on pourrait dire que, pour Camus, elle est démentie par les faits. Et les faits, ce sont la vie, le bonheur et la lumière. 

Chez Camus, l'absurde a à peu près le même statut que l'affirmation du péché originel dans le Christianisme. C'est une affirmation de principe qui n'est énoncée que pour exiger son dépassement. "On peut vivre en acceptant l'absurde, mais on ne peut pas vivre dans l'absurde". Cette phrase est de Malraux (Les Conquérants) mais elle pourrait être aussi de Camus. L'absurde n'a de sens que si l'on n'y consent pas (Le Mythe de Sisyphe). Et c'est pourquoi Camus refuse le suicide. 

En fait, c'est sans doute là la différence entre Camus et Malraux d'une part et Simone Weil et Valéry d'autre part. Chez Simone Weil et Valéry, il y a une quête mystique de l'absolue pureté de la vérité. Et cette vérité est de l'ordre de l'absolu ; ainsi l'homme de chair et de sang est comme de trop. Au contraire, chez Camus et chez Malraux, la seule mystique, c'est celle de la vie et de l'homme. L'absurde et l'inutilité de la vie n'enlèvent rien à la vie. Bien au contraire, ils lui donnent sa fécondité. C'est l'absurde qui donne force à la vie. De même, c'est l'air raréfié des montagnes qui donne force et couleur aux edelweiss ; et c'est la nuit qui donnent aux étoiles leur brillance (1). La vie sera "d'autant mieux vécue qu'elle n'a pas de sens" (Le Mythe de Sisyphe). "On ne découvre pas l'absurde sans être tenté d'écrire un manuel de bonheur... le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Ils sont inséparables. L'erreur serait de dire que le bonheur naît forcément de l'absurde. Il arrive aussi que le sentiment de l'absurde naisse du bonheur". (Le Mythe de Sisyphe). 

Camus serait plutôt un disciple de l'Ecclésiaste, alors que l'ascèse de Valéry a quelque chose de janséniste. Pour Camus, tout comme pour l'Ecclésiaste, certes tout est vanité, mais la lumière reste la lumière. Même si l'on ne sait pas le sens de ce que l'on fait, quoi qu'il en soit, la lumière est douce (Eccl 11). Ainsi, alors que chez Simone Weil, l'indifférence est une sorte de décréation de tout désir, chez Camus, elle est une forme de plénitude, de sagesse, et d'accomplissement de soi.

Ce qui m'intéresse aussi chez Camus, c'est le fait que, en contre-point de sa mystique païenne du bonheur, il utilise des concepts de la théologie judéo-chrétienne : la chute, le mal et la mort, la culpabilité et l'innocence, la nostalgie du royaume au milieu de l'exil. 

En effet, il me semble que le XXe siècle, a été celui d'un curieux retournement. D'une part, la théologie s'est faite de plus en plus séculière, profane et laïque, et elle a abandonné et même souvent discrédité des concepts tels que "chute", de "culpabilité" et de "Royaume". Et d'autre part ces concepts que le Christianisme a jugé obsolètes, la pensée profane les a repris pour mieux exprimer l'expérience de la vie. Et ceci est patent chez Camus, mais aussi chez Gide et chez Valéry. Certes, "il est étrange de voir le monde moderne refaire, sur le registre athée, toutes les expériences du Christianisme" (2).

On pourrait multiplier les parallèles entre Meursault (L'Etranger) et Jésus-Christ. Ils sont tous deux des "étrangers" qui, parce qu'ils refusent de participer au jeu de la société, sont persécutés et suppliciés. Et tous deux ne répondent que par le silence au procès qui leur est fait. Et ils sont l'un et l'autre une image de l'innocence torturée et de la solitude sans recours. L'Evangile et L'Etranger constituent l'un et l'autre le récit du meurtre légal de l'homme et de l'absurdité de son destin.

De même la problématique de "La Peste" est tout à fait théologique. Les Carnets de Camus de décembre 1942 montrent clairement que Camus a choisi le titre de son roman en référence à l'Ancien Testament. Et lorsque Camus écrit "nous sommes tous dans la peste", il fait écho au verset biblique "le monde est tout entier posé dans le mal" (I Jean 5, 19.) Et la question de Tarrou "peut-on être un saint sans Dieu ?" résume bien l'enjeu de La Peste dans son ensemble. 

Quand à Clamence, dans La Chute, il est tout à la fois un Jean-Baptiste qui aurait prêché la culpabilité générale sans pouvoir annoncer la venue d'un Messie, un Christ qui aurait découvert qu'il est lui-même coupable (ayant été la cause du massacre des Innocents) et qui accepterait de se laisser crucifier pour réparer sa faute, un Satan qui se dédoublerait sans cesse en se moquant de lui-même et de tout, et enfin un Ante-Christ qui se dépêcherait de faire son propre procès et de se laisser condamner pour mieux juger les autres (alors que le Christ a voulu au contraire être crucifié pour que les hommes ne soient pas condamnés).

 Tout ceci confirme ce que Camus a dit de lui-même : j'ai des préoccupations chrétiennes mais ma nature est païenne (3).

Un dernier mot. J'ai insisté sur la différence fondamentale entre Camus et Simone Weil. Mais Camus avait une grande admiration pour Simone Weil. Lorsqu'il appris qu'il avait été choisi pour le prix Nobel, il alla se recueillir dans la chambre de Simone Weil à Paris, avant de partir pour Stockholm.

Alain Houziaux

 


(1) Cf. Emmanuel Mounnier, L'Espoir des désespérés, Point-Seuil, 1953, page 85.

(2) Cf. Emmanuel Mounnier, L'Espoir des désespérés, Point-Seuil, 1953, page 88.

(3) Cf. Jacques Goldstain, Camus et la Bible, Albert Camus, Revue des Lettres Modernes; 1971, 3.