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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002

Les écrivains face à Dieu

 

Christian BOBIN

Par Alain Houziaux

 

Ce qui me fascine chez Christian Bobin, c'est la dentelle, le souffle au cœur et l'émoi aux yeux.

Pour moi, Christian Bobin constitue une tentation, j'en conviens. Mais je ne veux absolument pas dire que c'est une tentation du diable. Bien au contraire, ce serait plutôt la tentation de l'"esprit" c'est-à-dire, en l'occurrence, d'une poésie faite de spiritualité, d'innocence et de pureté. Mais il me semble que c'est une "tentation" parce que cette poésie se développe, semble-t-il, comme s'il n'y avait pas le mal et le Malin, et comme si on pouvait oublier ce mal et ce Malin. 

C'est vrai que la fonction première d'une certaine poésie spirituelle (celle de Khalil Gibran, de Tagore et peut-être de Christian Bobin) pourrait être celle de nous faire oublier le mal, alors que la religion, au contraire, elle, se fonderait sur l'évidence du mal (et spécialement la religion chrétienne puisqu'elle place la Croix au centre des églises et des calvaires). 

Mais il faut dire aussi ceci : si la religion parvient sans doute à nous convaincre que nous avons besoin d'être délivrés du mal, il se peut qu'elle ne puisse pas pour autant nous offrir une réelle guérison.

Et peut-être la délicate spiritualité de Christian Bobin réussit-elle mieux là où échouent les professionnels de la théologie du Dieu de la grâce et du salut. Et c'est pourquoi il faut bien se garder de sourire ou de médire de Christian Bobin. C'est vrai que sa poésie est une consolation pour beaucoup et qu'elle console peut-être mieux que bien des discours théologiques. Christian Bobin a bien raison de nous dire que nous n'avons pas tant besoin d'être pardonnés de nos fautes que d'en être consolés. La consolation est peut-être plus humble et plus modeste que le pardon. Mais elle est sans doute plus efficace. Ceux qui font de Christian Bobin leur bréviaire et leur "doudou" ne s'y trompent pas. 

Ainsi, le succès de Christian Bobin pose une vraie question aux Eglises : est-ce que, pour un large public, la poésie spirituelle n'assure pas aujourd'hui une fonction que les Eglises et les religions ne savent plus ou ne veulent plus assumer : celle de la consolation ? Et ce besoin de consolation, c'est à mon sens, d'abord le besoin d'être consolés du mal que nous avons fait et non pas seulement du mal que nous avons subi.

Mais Christian Bobin n'est peut-être pas aussi "spirituel" et aussi "éthéré" qu'on pourrait le penser à première vue. En effet, ce qui me frappe chez lui, c'est qu'il a été formé par Simone Weil et Kierkegaard, c'est-à-dire par deux maîtres du christianisme qui ont radicalisé le tragique, l'angoisse et la force du mal et du péché. Comment comprendre alors la contradiction entre cette influence qu'il revendique et ce que l'on pourrait appeler l'"innocence" de sa poésie ? 

Le philosophe Jankélévitch distingue deux formes d'innocence, l'innocence qui est celle des enfants avant qu'ils n'apprennent à connaître les épreuves de la vie (c'est aussi celle d'Adam et d'Eve avant la chute) et l'innocence que l'on peut retrouver après avoir beaucoup été éprouvé par la vie. Quand Jésus dit (Marc 10,15) qu'il faut que nous devenions "comme des petits enfants", c'est sans doute à cette seconde forme d'innocence qu'il pense. Et l'"innocence" de Christian Bobin, c'est sûrement celle-là. 

Il faut peut-être être longuement passé par la vérité du malheur, l'inéluctable de la souffrance et l'exigence de la "dé-création" du "moi" (je reprends les termes de Simone Weil) pour renaître avec ce regard étonné et vaguement inquiet qui est celui d'un bébé que l'on sort du bain (ce sont là les derniers mots de La Lumière du Monde). 

On a souvent dit que, pour ceux qui ont connu une très dure épreuve dans leur vie (un deuil violent, ou une maladie qui leur a fait frôler la mort), la vie est transformée en profondeur. Ils vivent avec une sorte de détachement, mais aussi avec une sorte de tendresse, la tendresse des survivants. 

Ce qui me conforterait dans l'idée que l'"innocence" de Christian Bobin s'inscrit sur un fond de tragique et de deuil, c'est le fait qu'il ait pu dire qu'il écrivait ses livres un peu comme s'il avançait dans le noir, les bras tendus. Il écrit sur un fond de mélancolie taciturne. Il dit aussi qu'il écrit pour obéir à un ordre, celui de "ressusciter".

La fatigue d'être soi, l'autisme d'être soi, l'abcès d'être soi, la boule dans la gorge d'être soi, il se peut que Christian Bobin soit passé par là. 

Si la tendresse vient en nous avec l'âge, c'est peut-être parce que notre misérable petit tas de souffrances et aussi de secrets est devenu pour nous, avec le temps, comme la mélodie d'une chanson d'Edith Piaf. Ceux qui peuvent chanter la romance de la vie et la résonance de l'amour, ce sont les filles de joie et les mauvais garçons, et aussi les poètes qui, après la nuit de l'épreuve et du deuil, parviennent à une nouvelle innocence, celle de l'Idiot de Dostoïevski peut-être. 

Christian Bobin en témoigne lui-même : "Je suis rescapé d'un effondrement qui a eu lieu dans les premières années de ma vie et dont j'ignore les causes. J'ai seulement la certitude d'avoir été pris sous une avalanche et d'avoir été miraculeusement préservé de l'engloutissement total". (Ressusciter, page 33).

Christian Bobin revient plusieurs fois sur l'image d'une digue qui s'est rompue (1). 

Et il évoque l'histoire de Hans Brinker, le petit héros de Haarlem. "Un barrage a été édifié au-dessus d'un village, retenant des tonnes d'eaux noires et de mort. Le petit Hans se promène au pied du barrage. Il aperçoit soudain une toute petite faille avec quelques gouttes d'eau qui suintent. Il plaque sa menotte contre la fissure, et grâce à cela il va sauver tout le village. Au bout d'une nuit de veille, il est retrouvé par hasard" (La Lumière du Monde). 

L'image est très forte. Une toute petite fissure qui peut devenir faille immense et déluge mortel. La menotte de l'enfant qui suffit à empêcher le drame. Et puis aussi le fait que le combat contre le Titan impétueux et immense se résume à une exigence en apparence simpliste : ne pas bouger d'un pouce, c'est le cas de le dire. L'enfant, dans sa solitude, est à l'interface entre le chaos destructeur et la ville endormie. Par sa menotte, il retient le déluge (2). 

Peut-être que la fonction du poète pourrait être comparable à celle de cet enfant. En apparence, il collecte avec d'infinies précautions quelques gouttelettes translucides qui brillent à la lumière sur le parapet d'une digue. Mais c'est peut-être ainsi qu'il dresse un rempart contre la mort et la nuit. 

La poésie est alors une forme de responsabilité. Elle a une mission de salut public. 

Alain Houziaux

 


(1) "Les premières fissures dans la digue sont apparues il y a longtemps. Elles sont d'abord passées inaperçues puis elles se sont élargies. Maintenant la digue a cédé et un torrent de boue a envahi le monde. Mais nous n'en sommes qu'au début... Une renaissance viendra, c'est certain, mais ni nous ni vous ne la verront." (Ressusciter, page 44).

(2) On peut faire un parallèle avec Camus. Dans "La Pierre qui pousse", l'une des nouvelles de L'Exil et le Royaume, une ville est isolée et menacée par la force maléfique des eaux (c'est un peu une image de l'absurde). Un ingénieur, Arrast (que l'on peut comparer à Rieux dans La Peste) a pour charge de construire une digue pour empêcher l'inondation fatale. 

On pourrait faire bien d'autres parallèles entre Bobin et Camus : exaltation de la lumière, de la solitude, et aussi de la tendre indifférence du monde et de sa fragile beauté.