Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002
Les écrivains face à Dieu
Charles PEGUY
Par Alain Houziaux
> Ce que j'aime chez Péguy, ce sont ses convictions. Moi, ce qui m'étonne, pense Péguy, c'est qu'on puisse être socialiste sans être chrétien et qu'on puisse être chrétien sans être socialiste. Et, me semble-t-il, il a bien raison de s'étonner ainsi. Pour Péguy, l'équivalence entre socialiste et chrétien lui paraît toute naturelle. Il était un socialiste tellement exigeant qu'il en est devenu chrétien. Et il était un chrétien tellement cohérent qu'il en est resté socialiste.
Ce que j'aime chez Péguy, c'est ce côté "mal élevé" qu'il a de dire ce qui lui paraît évident, même si cela choque les chrétiens et aussi les socialistes. Ce que j'aime chez lui, c'est qu'il pose des questions bêtes, naïves et effrontées. Comment peut-on être chrétien et riche ? Comment peut-on croire à des idéaux sans tenter de les mettre en pratique ? Comment peut-on dissocier la politique de la morale ? Comment peut-on croire au salut de l'humanité sans penser que cela puisse avoir quelques applications visibles et pratiques ? Comment peut-on dire que la foi n'a pas à être vécue et appliquée dans le champ du politique ? Comment peut-on être chrétien et anti-dreyfusard ? Comment peut-on être chrétien et socialiste sans avoir le goût de défendre la vérité et l'homme en toutes circonstances ? Comment peut-on être chrétien et antisémite ?
J'aime cette fraîcheur juvénile, ce refus de rentrer dans des dialectiques savantes et des paradoxes scabreux qui ne sont que le paravent faussement intellectuel d'incohérences, de contradictions et d'infidélités.
Ce que j'aime aussi chez Péguy, c'est ce que l'on pourrait appeler sa générosité qui fait fi des complications théologiques et des artifices mystificateurs. Certes, sa générosité le fait passer d'un universalisme pacifiste à un départ pour la guerre de 14, la fleur au fusil et la revanche à la boutonnière ! Certes on peut y voir, à juste titre, une contradiction. Mais pour lui, il s'agit de défendre les mêmes racines, les mêmes espérances et la fougue du même sang.
Et ce que j'aime aussi chez Péguy, c'est son anti-conformisme, c'est cette fichue habitude qu'il gardera toujours d'agir et de penser selon sa conscience. Il sera hérétique parmi les socialistes, chrétien hors de l'Eglise, nationaliste anti-maurrassien. Il sera un marginal dans tous les camps. Et il poursuivra son chemin à lui avec ses gros sabots et ses godillots de campagne.
> J'ajoute ceci. En fait, c'est Péguy qui m'a fait comprendre ce qu'était "l'espérance", la deuxième vertu théologale. On confond souvent l'espérance avec la foi et la confiance. Et on la confond souvent aussi avec l'espoir.
Il me semble qu'on a tort. En fait, l'espérance, c'est l'aptitude à transformer le monde. "Elle fait de l'eau pure avec de l'eau mauvaise, de l'eau jeune avec de l'eau vieille, … des matins jeunes avec de vieux soirs" (Porche du mystère de la deuxième vertu). L'espérance est "la vertu de la création" et plus précisément de la "création continuée" (Péguy, Note conjointe). L'espérance "constamment dévêt de ce vêtement mortel de l'habitude" (idem). Sans l'espérance, la foi et la charité risquent toujours de devenir des habitudes. "Et l'espérance, tous les matins se réveille et se lève et fait sa prière avec un regard nouveau".
Et c'est en ceci que l'espérance est "le cœur de la liberté". La liberté, c'est la révolte contre l'accoutumance. La liberté, c'est la liberté de faire du neuf avec du vieux. "C'est la plus belle création de Dieu en l'homme" (Innocents). Car Péguy avait la liberté dans le sang. La liberté, chez Péguy, a quelque chose de biologique, elle est le battement du cœur de la vie. L'esprit de liberté est à l'opposé de l'esprit de système.
L'espérance et la liberté sont filles de la grâce. Car, pour Péguy, la grâce n'est pas, comme chez Luther, le don que Dieu fait à l'homme de sa justification, elle est, tout comme la liberté, une caractéristique du "sang" de l'homme. "Le sang de la grâce monte et déborde le cœur" (Situation). La grâce est une puissance, tout comme la liberté, tout comme l'espérance. "La grâce est source de toute liberté" (Clio). Et de même "l'espérance est la source et le jaillissement de la grâce" (Note conjointe).
> On peut tout à fait faire un parallèle entre Simone Weil et Péguy. Indépendants, rebelles, pacifistes au départ. Puis, après s'être engagés dans le camp de la guerre, ils sont morts "au combat" (ou presque pour Simone Weil) l'une à trente-quatre ans, l'autre à quarante et un.
Ce sont tous les deux des "convertis" au Christianisme catholique, et pour les deux cette "conversion" n'était que le prolongement d'une "pré-fidélité" (comme dit Péguy) et d'une "foi implicite" (comme dit Simone Weil) antérieures. Mais ils sont restés l'un et l'autre en marge de l'Eglise, ou plutôt au porche de l'Eglise. Ils étaient tous deux bouleversés par l'agonie du Christ sur la croix.
Ils sont l'un et l'autre passés de la politique à la mystique, mais aussi de la mystique à la politique. Chez eux, l'engagement politique procède d'une forte exigence morale, puis religieuse.
Il y a certes entre eux des différences (Simone Weil ne parle presque jamais de l'espérance, et Péguy n'est pas, comme Simone Weil, assoiffé d'humilité). Certes, ils ont l'un et l'autre renoncé à l'espérance révolutionnaire, mais c'est pour choisir deux chemins différents. Péguy est devenu un fervent patriote, alors que Simone Weil n'a voulu s'engager dans la Résistance que par compassion, pour souffrir avec les Français qui souffraient.
Mais, fondamentalement, Péguy et Simone Weil sont de la même sève et du même sang. Ce sont tous deux des Antigone, des anarchistes et des protestataires (1).
Alain Houziaux
(1)Voir Simone Fraisse, Simone Weil et Charles Péguy, Cahiers Simone Weil, mars 1989.