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Conférences de l'Étoile - novembre-décembre 2002

La vie, le destin et l'amour

 

CE QUI M'ARRICE, EST-CE DE MA FAUTE ?

 

Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ? C'est là une question que nous nous posons bien souvent, sans d'ailleurs pouvoir y répondre clairement.
Si je finis par me fâcher avec tout le monde, est-ce de ma faute ? Si je me fais mettre à la porte quatre fois de suite d'un emploi, est-ce de ma faute ? Si mes enfants deviennent les uns après les autres des bons à rien, est-ce de ma faute ? Si, à trente cinq ans passés, je ne suis toujours pas marié(e), est-ce de ma faute ? 
On commence par imputer ces échecs en série au hasard ou à la malchance. Quelquefois aussi, on reporte la faute sur les autres (pour expliquer, par exemple, les échecs en amour), ou sur la société (pour expliquer les échecs professionnels) ou sur l'hérédité (pour expliquer les déboires dus à une propension à trop boire). 
Et puis, on finit par se dire : je ne peux pas éternellement reporter la faute sur les autres. Inutile de chercher midi à quatorze heures. Ce qui m'arrive, c'est sans doute à cause de mon caractère, mes défauts. C'est sans doute de ma faute. 
Et on peut même aller jusqu'à se dire que ce qui vous arrive, c'est peut-être aussi une forme de punition. Ainsi, par exemple, si, à quarante ans, je ne suis pas arrivé à me marier, je peux me dire que c'est parce que, lorsque j'avais vingt ans, j'ai eu tort d'écarter un fiancé ou une fiancée possible. Je me suis montré trop difficile, trop ambitieux et peut-être un peu méchant avec cette personne qui m'aimait.
Se poser la question "Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ?", c'est souvent douloureux et perturbant. Mais c'est aussi positif.
On cesse de reporter la faute sur les autres. On se met en face de ses propres responsabilités. On est conduit à une sorte d'auto-analyse. Et c'est incontestablement utile. 
Mais, lorsque l'on se pose cette question, la réponse n'est pas pour autant simple et évidente. Et c'est pour cela que la question reste sur le mode interrogatif. On ne peut pas forcément y répondre par "oui" ou par "non". En effet, ce qui nous arrive, on n'en est pas toujours responsable. De fait, on n'est pas toujours libre de choisir sa vie. On ne fait pas toujours ce que l'on veut. Mais cela n'empêche pas que, néanmoins, l'on puisse se sentir responsable de ses échecs, et quelquefois même coupable, et ce même si, en fait, on n'y est pour rien. 
Il y a des fautes qui ne sont pas de notre faute. Mais elles restent néanmoins ressenties comme des fautes. Ainsi, si Œdipe finit par tuer son père et par coucher avec sa mère, ce n'est pas de sa faute. C'est la fatalité. Et pourtant, il se crève les yeux et se sent coupable. Souvent, on se sent coupable, même si l'on n'est pas responsable.
Dans les lignes qui suivent, nous ne chercherons pas à dire si "ce qui nous arrive", c'est de notre faute ou non. Nous chercherons seulement à élucider les circonstances dans lesquelles nous en venons à nous poser cette question. Et nous tenterons de dire ce que révèle le fait même de se poser cette question.
En effet, lorsque l'on se pose cette question, ce qui est significatif, ce n'est pas la réponse que l'on donne. C'est le fait même d'en venir à se poser cette question. 

 

L'incompréhensible, la faute et l'angoisse

Donc, pourquoi se pose-t-on cette question ?

> Nous pouvons nous poser cette question lorsqu'une épreuve incompréhensible et inexplicable nous tombe dessus. Nous commençons par chercher une explication à ce malheur. Et faute de la trouver, nous finissons par nous dire "ce qui me tombe dessus, c'est peut-être de ma faute, même si je ne vois pas vraiment de quelle faute il pourrait s'agir". 
Prenons un exemple. Nous sommes atteints par un cancer à soixante ans. Et pourtant nous n'avons pas fumé, nous avons mené une vie normale et saine. Nous ne comprenons pas pourquoi cela nous arrive. Et cela provoque notre angoisse et nos questions. Ce que nous ne supportons pas, c'est d'être dépossédé de toute explication. Spontanément, nous pensons toujours qu'"il n'y a pas d'effet sans cause". Il n'y a pas de hasard. Il faut trouver une cause, une explication, une faute. 
Et c'est pourquoi, nous en venons à nous demander si "ce qui nous arrive, ce n'est pas quand même de notre faute". C'est là une manière de tenter de nous ré-approprier qui nous arrive. En effet, nous ne supportons pas l'idée d'être un simple jouet du hasard et du destin. Nous préférons encore nous dire que nous y sommes pour quelque chose, même si nous n'arrivons pas à identifier la "faute" en question.

> Deuxième situation où cette question nous vient à l'esprit. Par rapport à la situation précédente, c'est plutôt le cas de figure inverse. Ici, avant même qu'un malheur nous frappe, nous nous sentons coupable, parce que, par exemple, nous trompons notre femme, ou parce que nous avons commis quelques forfaits. Et, ensuite, lorsqu'une épreuve nous tombe dessus, nous considérons cette épreuve comme une forme de punition et d'expiation pour cette faute, et ce même si "ce qui nous arrive" n'a aucun lien avec ce dont nous nous sentons coupable.
Bien sûr, ces deux scénarios sont quand même un peu exceptionnels et même un peu caricaturaux. Et pourtant, ils explicitent et radicalisent des processus fantasmatiques plus ou moins conscients qui pointent et affleurent en chacun d'entre nous. En effet, il y a, au fond de nous-mêmes, l'idée que tout doit avoir une explication, une justification et une cause. Et aussi celle que toute faute doit se payer un jour ou l'autre.
Ainsi, le fait de se poser la question "ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ?" révèle chez nous une forme d'angoisse. Et cette angoisse me paraît être la manifestation psychologique d'une sorte de "sentiment religieux" latent même chez ceux qui ne sont pas explicitement "croyants". Cette angoisse, c'est une sorte de culpabilité mal définie (que le croyant attribue au péché originel). C'est aussi une sorte de crainte devant l'incompréhensible et l'imprévisible (que le croyant appelle "la volonté de Dieu"). Et c'est aussi la crainte qu'il nous faille un jour ou l'autre payer pour une faute que nous aurions commise sans le savoir (parce que, pense-t-on, on n'échappe pas à la "Justice de Dieu"). 
Bref, c'est la crainte devant l'Au-delà.
Mais n'allons pas trop vite vers les implications religieuses de notre question. Et commençons par une approche uniquement psychologique. Nous verrons que, lorsque nous nous disons "c'est peut-être de ma faute" sans pouvoir identifier en quoi cette "faute" consiste, la "faute" énigmatique en question a souvent à voir avec quelque chose que nous refoulons.


Le désir d'échouer.

Premier point. Se demander "Est-ce de ma faute ?", c'est se demander : Ce qui m'arrive, est-ce que je ne l'ai pas plus ou moins voulu, même si je refoule cette idée ?
Oui, c'est vrai, il se peut que "ce qui nous arrive", nous l'ayons inconsciemment désiré, même si cela se présente comme un échec. Ainsi, si je n'arrive pas à former un couple stable, c'est peut-être parce que, au fond de moi-même, je n'en ai pas envie. Mais, bien sûr, ceci, nous le refoulons. Et c'est sans doute pour cela que nous considérons ce désir refoulé comme une "faute". 
Ce désir de ce qui, apparemment est pourtant un échec ou même un malheur, nous ne nous l'avouons pas, et bien souvent nous n'en sommes même pas conscients. Mais, le fait même de se poser la question "est-ce de ma faute ?" montre bien que nous pressentons qu'il est bien là et que, plus ou moins clairement, nous le considérons comme une faute. 
Prenons, dans les Evangiles, l'exemple du jeune homme riche, (Mc 10,17-22 et aussi Mat 19,16-26). Le jeune homme riche souhaite parvenir à une sorte de perfection dans sa conduite. Du moins c'est ce qu'il prétend. Il s'adresse à Jésus pour que celui-ci lui propose des exigences de plus en plus difficiles à mettre en œuvre. Et finalement, lorsque Jésus lui propose de vendre tous ses biens, et de donner l'argent aux pauvres, le jeune homme riche refuse. Pourquoi ? Parce que, au fond de lui-même, le jeune homme riche ne voulait sacrifier ni sa vie, ni ses biens pour devenir "parfait". Au fond de lui-même, il avait peut-être secrètement envie d'échouer dans son désir de perfection.
De fait, l'échec, nous le "cherchons" souvent, et nous le souhaitons plus ou moins consciemment. Et c'est pourquoi, pour mieux pouvoir échouer, nous plaçons la barre trop haut ! Ce que nous prétendons vouloir, en fait, nous ne le désirons pas vraiment.
C'était peut-être le cas pour le jeune homme riche. "Quelque part" (comme on dit maintenant), cela le rassure d'avoir échoué. Ce jeune homme s'est donné le luxe d'avoir des ambitions élevées. Et , par surcroît, il a la chance, oui la chance, d'avoir échoué. Ainsi il peut garder ses biens et continuer à mener une vie "pépère". 
Et, me semble-t-il, c'est là une analyse que nous pouvons faire pour bien des échecs. Pour les échecs en amour par exemple. Au fond, cela nous soulage presque de pouvoir dire "encore une fois, j'ai échoué". Cela nous permet de nous plaindre et de tenter de nous faire plaindre. Et puis cela conforte une certaine image que nous avons de nous-mêmes. "Je l'avais bien dit que cela ne marcherait pas". Il y a une sorte de soulagement : les choses se passent comme on avait prévu qu'elles devaient se passer. Comme le dit Marguerite Yourcenar, il y a une sorte d'apaisement à se découvrir impuissant (1). 
Au fond c'est assez confortable de ne pas être parfait, tout en ayant montré quelque désir de l'être. Et, de même, au fond, c'est assez confortable de rester célibataire, tout en ayant fait montre de son désir de sortir de sa solitude. 
En fait, ce qui nous arrive se présente comme une double peine (la première, celle d'avoir fait des efforts pour tenter de s'en sortir, et la deuxième, celle de ne pas avoir réussi). Mais en fait cela constitue un double plaisir (celui d'avoir fait montre de son désir de s'en sortir, et celui d'avoir la chance d'avoir échoué). 
Mais, bien sûr, ce désir plus ou moins refoulé d'échouer, nous le ressentons peu ou prou comme une "faute". 

 

La vocation et le destin

Deuxième point. La question "Est-ce de ma faute ?" peut émerger dans notre esprit dans d'autres circonstances. 
Lorsqu'un malheur nous atteint, nous ne l'acceptons pas toujours. Et c'est pourquoi, plutôt que d'avoir à le subir comme une fatalité qui nous est imposée malgré nous, nous préférons quelquefois nous dire que ce malheur, nous l'avons plus ou moins voulu. Cela nous rend une forme de dignité. Nous devenons des souffrants volontaires. Le malheur cesse de nous être imposé. Nous l'utilisons et le récupérons pour faire de notre vie une sorte de "tragédie". Et ceci nous satisfait "quelque part" (comme on dit). Le malheur enlève à notre vie sa fadeur. Il fait de nous un nouveau Job. Le malheur nous permet de tenir un rôle, celui du "juste souffrant". Pour les autres et pour nous-mêmes, nous devenons celui qui est accablé par un destin injuste et cruel et qui, néanmoins, se fait un devoir d'y consentir. 
Et, ainsi, nous pouvons en venir à nous demander si ce malheur, ce n'est pas "de notre faute", c'est-à-dire de la faute que nous l'ayons secrètement désiré puisque "nous y trouvons notre compte". Ainsi, à la limite, nous préférons nous dire que ce qui nous arrive, "c'est de notre faute", plutôt que d'avoir à le subir purement et simplement. C'est une manière de redonner un sens et une explication à ce qui, à première vue, n'en a pas.
Prenons un exemple. Une mère n'arrive pas à s'en sortir avec ses enfants. Elle est débordée, ils lui tapent sur les nerfs. Eventuellement ils l'insultent. Et elle se pose la question "Ce qui m'arrive, est-ce de ma faute ?". Et en fait elle répond "oui", parce que, au fond d'elle-même, elle sait bien qu'elle a voulu être une mère martyre, une mère sacrifiée. Cela lui donne une raison d'être, une raison de se plaindre et d'être à plaindre. Elle fait de sa souffrance un martyre et un sacrifice qu'elle a plus ou moins voulu.
"Elle l'a bien cherché !", diront les gens méchants. "Au fond, c'est bien de sa faute : elle n'a que ce qu'elle a voulu".
Et elle, elle le pense aussi, même si elle le dit différemment. Ce qui lui arrive, pense-t-elle, c'était sa vocation. C'est son "karma", comme on dit maintenant. C'est le destin qu'elle s'est donné, ou du moins auquel elle a consenti. Cette souffrance, même si elle ne l'a pas à proprement parler voulue, elle en a fait son devoir, et peut-être aussi son plaisir. Son devoir, c'est d'être une mère martyre. 
Certes. Mais me dira-t-on, ce n'est pas une raison pour qu'elle puisse dire que "ce qui lui m'arrive, c'est de sa faute". Dans ce cas, semble-t-il, le mot "faute" ne convient pas vraiment. Elle n'a commis aucune faute. 
Mais on oublie que, en fait, le mot "faute" a deux sens différents :

> Une faute, c'est bien sûr, d'abord un manquement à la morale. Et, dans ce sens, semble-t-il, le mot "faute" ne convient pas.

> Mais le mot "faute" peut aussi être employé dans un autre sens. Et celui-là peut convenir ici. Si je dis "ce qui m'arrive, c'est de ma faute", cela veut simplement dire "ce qui m'arrive, j'y suis pour quelque chose, je l'ai bien voulu". C'est de la faute de ce que je l'ai bien voulu. Et cela n'a rien à voir avec un manquement à la morale ni même avec un tort (2). Même une attitude vertueuse peut être une "faute". En effet, si notre "mater dolorosa" souffre, c'est de la "faute" à sa fidélité à ce qu'elle estime être sa vocation, sa mission, son destin.

Mais, dans notre inconscient, nous faisons souvent l'amalgame entre ces deux sens du mot "faute". Ce qui est "de ma faute", c'est-à-dire simplement "de mon fait" (parce que je l'ai "bien voulu", "bien cherché" ou tout simplement "bien accepté") devient souvent "de ma faute", au sens moral. Et j'en viens à le considérer comme la conséquence d'une faute que je dois payer. 
Ainsi, le malheur qui s'impose à moi est intériorisé sous forme de vocation à laquelle je consens, mais aussi sous la forme d'une expiation volontaire pour une faute mystérieuse et involontaire. 
Si je souffre, si je consens à cette souffrance, si j'en fais une sorte de devoir, c'est parce que je la ressens comme rédemptrice pour une faute que j'ai certainement commise, même sans le savoir.
De manière plus ou moins consciente, on veut faire de son malheur une souffrance volontaire. On se tient pour responsable et même coupable du malheur qui s'impose à vous malgré vous. 
Oscar Wilde disait que "devenir le spectateur de sa propre vie permet d'échapper aux souffrances de la vie". Et de même, se considérer comme le responsable de sa souffrance permet d'en atténuer la violence et l'absurdité.
Ainsi, on le voit, le fait même d'en venir à se poser la question "est-ce de ma faute ?" est révélateur d'un désir refoulé. 
Ce désir refoulé, ce peut être le désir occulté d'échouer (pour ce qui est du jeune homme riche). Ce peut être aussi le désir de se réapproprier un malheur qui vous échappe en en faisant une souffrance volontaire (c'est le cas de la "mater dolorosa"). Et ce peut être aussi le désir de vouloir donner une légitimité, une justification et même une dignité au malheur qui vous frappe en voulant le considérer comme une forme d'expiation. 
On le voit, nous sommes déjà à la lisière du religieux. On se considère comme coupable, même si c'est sans raison (ce qui connote avec l'idée de péché originel). On transforme le malheur en une vocation au martyre plus ou moins exigée par "Dieu". Et on fait d'un destin que l'on n'a pas choisi l'expiation d'une faute obscure que l'on aurait peut-être commise. 
La vocation à la souffrance devient la vocation à expier une faute énigmatique. La mère martyre se dit qu'elle doit payer pour la faute de ses enfants. Car leur faute, c'est aussi sa faute, à elle, leur mère. Elle a pour mission et vocation d'expier la faute des autres (3). Cela lui donne une raison d'être.
Le malheur serait-il toujours ressenti non seulement comme une vocation mais aussi comme une expiation ?


Ce qui nous arrive, est-ce une punition ?

Venons en à un dernier point. Lorsque nous nous posons la question "ce qui m'arrive est-ce de ma faute ?", nous nous posons aussi la question "ce qui m'arrive, est-ce une punition ?" .
On peut donner un exemple trivial. Un élève sort du lycée une heure avant la fin du cours. Deux heures plus tard, il a un accident avec sa mobylette. Et ce qui lui passera par la tête s'il est un peu superstitieux, c'est : "C'est le bon Dieu qui m'a puni ; ce qui m'est arrivé, c'est de ma faute ; je paye la faute que j'ai commise en séchant le dernier cours de mon lycée".
Il y a chez beaucoup d'entre nous l'idée qu'il y a une Justice et qu'il faut d'une manière ou d'une autre "payer" pour les fautes que l'on a commises. Dans l'Antiquité, on considérait que toutes les fautes entraînaient tôt ou tard une sanction, et ce même si cette sanction prenait une forme qui n'avait rien à voir avec cette faute. C'est ce point que développent, à satiété, les "amis" de Job. Ils disent à Job : "Puisqu'il t'arrive un malheur, c'est que tu as commis une faute ; essaie donc de trouver laquelle."
Certes, aujourd'hui, au XXIe siècle, nous refoulons l'idée qu'il puisse y avoir un lien de cause à effet entre nos fautes et les malheurs qui nous frappent. Nous jugeons cette idée plus ou moins superstitieuse. Nous ne voulons croire qu'à un Dieu de grâce et d'amour, et non pas à un Dieu de punition. Mais le fait que nous continuons à répéter de manière lancinante que "Christ est mort sur la croix pour nos péchés" montre bien que, nous continuons à penser que tout péché doit être expié (même si cette expiation, en l'occurrence, est assurée par le Christ). 
En fait notre besoin de trouver un sens à nos épreuves et à nos souffrances est si fort que, plutôt que de les considérer comme étant sans raison ni signification, nous préférons les imputer à une Justice qui nous ferait payer nos fautes. 
Et, que nous soyons croyants ou pas, nous continuons à considérer peu ou prou le malheur comme une sorte de punition ou d'expiation. 
Notre histoire personnelle serait conduite par une sorte de main invisible qui nous ferait payer nos fautes à un moment ou à un autre, sous une forme ou sous une autre. Ce serait là la manifestation d'une sorte de Justice immanente qui ferait qu'il y a "un juste retour des choses".
Certes, cette manière de concevoir un malheur comme la conséquence d'une faute est quelque fois justifiée. Ainsi si j'ai trop bu pendant des années, je peux mourir prématurément d'une cirrhose du foie. Et si je trompe ma femme un peu trop souvent, il n'y a pas à s'étonner qu'elle puisse venir à me quitter, etc.
Mais cette idée qu'il faut un jour ou l'autre "payer" pour ses fautes passées peut aussi prendre des formes tout à fait fallacieuses qui relèvent en fait de la superstition. 
Ainsi, si l'on a eu beaucoup de chance pendant un certain temps, on peut considérer qu'il est juste et équitable que l'on ait ensuite de la malchance, comme si les choses devaient s'équilibrer et comme si on devait "payer" la chance dont on a d'abord bénéficié (4). "Ce qui m'arrive, ce serait de la faute de ce que j'ai eu trop de chance jusqu'à présent", si l'on peut se permettre cette formule grammaticalement audacieuse.
Donc, prenons la question de front : Faut-il considérer le malheur qui nous frappe comme la conséquence d'une faute ? 
Cette question, c'est celle que les habitants de Jérusalem posent à Jésus. 
Lorsque la Tour de Siloé, en s'écroulant tue dix-sept habitants de Jérusalem, on demande à Jésus : "est-ce que cette catastrophe est une punition ? Ceux qui ont été tués avaient-ils commis une faute qu'il leur fallait expier ?" Mais Jésus leur dit clairement qu'il n'en est rien. 
Et pourtant, reconnaissons-le, dans la Bible, et pas seulement dans l'Ancien Testament mais aussi dans de très nombreuses paraboles de Jésus (5), on annonce souvent des punitions et des châtiments. 
Et c'est pourquoi, il faut bien s'interroger sur cette notion de punition divine et sur celle d'expiation. 
Selon Jean-Pierre Dupuy (6), les menaces de punition que l'on trouve dans la Bible sont simplement faites pour inciter à un changement de comportement. Ainsi "la prophétie du malheur est faite pour éviter qu'elle ne se réalise" (Hans Jonas, cités par Jean-Pierre Dupuy).
De fait, les échecs, les malheurs et les catastrophes n'ont pas à être considérés comme des punitions. En revanche, ils peuvent être considérés comme des avertissements, comme des exhortations et comme des mises en garde.
Ainsi, si la foudre tombe sur la maison d'un voisin, ce n'est pas une raison pour considérer qu'il s'agit là d'une punition pour le voisin en question. Mais cela doit l'inciter à mettre un paratonnerre. 
De la même manière, dit Jésus, si la Tour de Siloé tombe en tuant plusieurs personnes, cette catastrophe n'est pas une punition pour ceux qui ont été tués. Mais, ajoute-t-il, elle constitue un avertissement pour les survivants. Elle doit inciter les habitants de Jérusalem à consolider leurs tours et à ne plus faire des constructions bâclées. Et s'ils ne le font pas, ils pourront alors être tenus pour responsables des nouvelles catastrophes qui pourront survenir (7). Ces nouvelles catastrophes seront alors "de leur faute". 
En fait, paradoxalement, dans la Bible, les catastrophes sont souvent considérées comme des bénédictions !
Ainsi, pour le Juif, l'histoire (même si elle a été une suite d'épreuves) est lue rétrospectivement comme une suite de bénédictions. Ainsi, par exemple, la sortie d'Egypte, la traversée du désert et l'entrée dans la terre promise ont toujours été lues comme une suite de bénédictions, même si, dans les faits, elles ont été une suite de difficultés et d'épreuves (la faim, la soif, les combats contre les Cananéens et les Philistins...). 
Une petite histoire juive montre clairement cette attitude. Un homme se rend à la Synagogue en lisant son livre de prière. Il est tellement absorbé par ces lectures qu'il ne voit pas un caillou sur le chemin. Il trébuche, perd l'équilibre et se rattrape de justesse. Il lève les yeux et voit un poteau dans lequel il allait se cogner. Et il dit : "bénis sois-tu Seigneur pour ce cailloux qui m'a empêcher de heurter ce poteau". Il continue sa route et cette fois-ci il percute un autre poteau. Il lève les yeux et voit une jeune femme avec une poussette. Et il dit "bénis sois-tu Seigneur pour ce poteau qui m'a empêché de blesser cette femme et son enfant". Il poursuit sa route, toujours aussi absorbé par sa lecture et reçois une fiente d'oiseau sur le front. Il lève les yeux au ciel, l'air soucieux. Il réfléchit un bon moment jusqu'à ce que son regard s'illumine : il a trouvé : "bénis sois-tu Seigneur de ne pas avoir donné des ailes aux vaches".


La chance des échecs.

Ainsi l'échec, et même le malheur, peuvent être bienfaiteur. A quelque chose malheur est bon. 
Prenons l'exemple de Jésus. Il a essayé de prêcher parmi les siens à Nazareth. Il n'a pas réussi. S'il échoue, ce n'est pas de sa faute. De fait, nul n'est prophète en son pays. Ce serait de sa faute seulement s'il s'obstinait à aller contre les lois de la nature, de la société et du bon sens. 
Et Jésus tire profit de l'échec. Il décide que non seulement il cessera de prêcher parmi les siens mais que bien plus il ciblera sa prédication sur les païens. Ainsi il rebondit sur l'échec. Désormais, sa mission sera d'annoncer que ceux qui viennent de l'Orient et de l'Occident, c'est-à-dire les païens, siègeront au banquet du Royaume au même titre que les fils d'Israël (Mat 8,11). 
De fait, l'échec est tout simplement révélateur. Il nous appelle à en finir une fois pour toute avec des exigences impossibles et avec des situations qui ne nous conviennent pas. Nous ne sommes pas fait pour le mariage ! Et bien tant pis, ou tant mieux, choisissons un autre chemin. Et nous nous en porterons que mieux. 
Prenons un autre exemple. Pierre, le disciple de Jésus, échoue lorsqu'il veut marcher sur les eaux (Mat 14,20). Il veut se prouver qu'il peut faire comme le Christ. C'est de l'infantilisme ou de l'angélisme. En échouant, Pierre apprend qu'il est comme tout le monde et qu'il doit marcher tout simplement sur la terre ferme. 
Et de ce point de vue la pensée chinoise, et aussi la pensée hébraïque sont fort utiles. En chinois, le mot échec (ou crise) est composé de deux idéogrammes dont l'un signifie "danger" et l'autre "opportunité". Et, c'est vrai, cette étymologie change tout dans la manière de voir l'échec. L'échec est aussi une opportunité et une chance. Et la pensée juive va dans le même sens. En hébreu, le soir (c'est-à-dire l'échec) est l'antichambre du matin (c'est-à-dire d'une nouvelle opportunité). En effet, au lieu de dire "il y eut un matin, puis il y eut un soir", le Juif dit "il y eut un soir et il y eut un matin" (cf Gen 1). Et quand on lit l'histoire des patriarches, celle de Jacob en particulier, il faut la lire dans cette optique là. Dieu change l'échec en opportunité, de même qu'il change le mal en bien (Gen 50,20). 
A ce sujet, l'histoire du jeune Saül (1 Samuel 9) est tout à fait significative. Alors qu'il était enfant, Saül était chargé de garder des ânesses de son père. Et ces ânesses s'égarent. Le jeune Saül part à leur recherche. Il ne les trouve pas. Il va consulter Samuel, une sorte de devin et de prophète. Et Samuel lui apprend qu'il deviendra roi d'Israël. Ainsi l'échec dans la recherche des ânesses a été le chemin d'une opportunité et d'une chance bien plus grande. 
Et sur ce point, le Nouveau Testament reste fidèle à l'esprit du judaïsme. Jésus est l'illustration même de cette manière de tirer profit de l'échec. L'échec n'est pas une faute, loin de là. Il serait presque un don du ciel d'où l'on peut tirer une victoire. C'est dans cette optique là que l'on peut comprendre que, dans le Nouveau Testament, l'échec de la Croix est presque, à la limite, considéré comme une volonté de Dieu afin que puisse éclater une victoire sans commune mesure avec l'échec. "Si le grain meurt, il peut porter beaucoup de fruits" dit l'Evangile de Jean (Jean 12,24).
Ainsi, lorsque nous en venons à nous dire "ce qui m'arrive, c'est de ma faute", nous pouvons quelquefois ajouter "bienheureuse faute !" (félix culpa), comme si l'échec, bien loin d'être une punition, était plutôt une sorte de grâce et de tremplin qui nous fait rebondir vers une vie nouvelle.

Alain Houziaux


(1) "Il y a un apaisement au fond de toute grande impuissance" Marguerite Yourcenar, Alexis ou le traité du vain combat, Plon 1929.

(2) En droit (du moins en droit civil), une "faute", c'est ce qui suscite un dommage dont on doit être tenu pour responsable, même si aucune "faute" (au sens moral et pénal) ne peut être reprochée.

(3)Les Chants du Serviteur (Isaïe 52-53) le montrent clairement : "Ce sont nos souffrances qu'il a portées… et nous l'avons considéré comme puni… mais il était blessé pour nos péchés, brisé pour nos iniquités.

(4) Cette manière de voir est bien connue de ceux qui jouent au loto ou qui investissent en Bourse. Sept années de vaches grasses, puis sept années de vaches maigres. C'est ce que l'on appelle le "principe de Joseph" Cf Genèse 41, 1-4.

(5) On peut penser à toutes les paraboles où Jésus promet aux récalcitrants qu'ils seront jetés dans la géhenne, "là où il y a des pleurs et des grincements de dents". La parabole des talents qui annonce que l'on retirera son talent au troisième serviteur (qui a agi selon le principe de précaution en enfouissant son talent) en est un exemple. La parabole du serviteur à qui son maître refuse de faire grâce parce qu'il refuse de remettre sa dette à celui qui lui doit de l'argent (alors que son maître lui a remis la sienne) en est une autre. Il est livré aux "Tourmenteurs" jusqu'à ce qu'il ait tout payé (Matthieu18, 21-35).
Et les lignes qui, dans l'Evangile de Luc, précèdent immédiatement notre texte, constituent un autre exemple de ces prédictions de malheur : "lorsque tu vas avec ton adversaire devant le magistrat, tâche en chemin de te dégager de lui, de peur qu'il ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre à l'agent, que l'agent ne te mette en prison".

(6) Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil 2002.

(7) C'est dans ce sens qu'il faut comprendre l'exhortation de Jésus à se convertir, et à changer d'attitude sous peine d'être à leur tour tués (Luc 13,6).