La lutte de Jacob avec l'ange
Prédication prononcée le 3 novembre 2002 au temple de l'Étoile à Paris
par le pasteur Louis Pernot
Genèse 32:25-33.
La lutte de Jacob avec l'ange du Seigneur est un texte que tous les enfants des écoles bibliques doivent connaître. Il est à la fois beau et imagé, c'est un des textes à succès de notre Bible. Et pourtant, les parents auxquels leur enfant leur demanderait des explications sur ce texte risquerait fort d'être bien embarrassé. En effet, bien qu'il paraisse simple, il est tout à fait paradoxal. Nous y lisons en effet que Jacob lutte avec un homme, qui est Dieu lui même, ou un ange, on ne sait pas très bien, cela on peut l'admettre. Mais pour que l'histoire finisse bien, il faudrait que Dieu soit vainqueur, et que Jacob soit renvoyé à son juste niveau. Au lieu de cela, c'est bien Jacob qui est vainqueur, contre Dieu. C'est Jacob qui semble avoir le pouvoir de retenir Dieu prisonnier, celui-ci le suppliant de le laisser partir loin de lui. Et cela, loin de lui valoir des ennuis, lui vaut une bénédiction, et plutôt les félicitations de Dieu, ce qui ne correspond pas vraiment à la théologie que nous défendons généralement. Et puis pour compliquer le tout, il y a cette histoire de hanche et de boitement dont on ne voit pas très bien ce qu'ils font là.
Le but de tout texte biblique étant de faire réfléchir, je devrais m'arrêter là et ne pas vous donner de solution toute faite. En vous montrant qu'il y avait là matière à réflexion j'aurais fait l'essentiel de mon travail. J'ai moi-même réfléchi longuement à ce texte, et j'ai trouvé une explication possible que je vous livre néanmoins, parce que je crois qu'elle-même est discutable et propre à faire réfléchir.
Certains essayent de contourner la difficulté en disant que la personne contre laquelle a lutté Jacob n'était pas un ange de Dieu, mais un ange de Satan. Cela expliquerait en effet que son domaine soit celui de la nuit, et qu'il soit bon qu'il ait été vainqueur, mais c'est, me semble-t-il absolument contraire au texte. Il est répété en effet plusieurs fois que c'est contre Dieu lui-même que Jacob a lutté, et enfin, un ange de Satan ne serait certainement pas propre à lui donner une bénédiction.
Une solution peut être trouvée dans le fait que la tradition juive (dans Osée en particulier) dit qu'il s'agissait d'un "ange" (bien que ce mot ne soit jamais utilisé dans le texte). Or un ange, étymologiquement et au sens propre, ce n'est rien d'autre qu'un messager, un porte parole. On peut donc penser que c'est en fait avec la parole de Dieu que Jacob a lutté.
On voit alors ce qui serait la source de la bénédiction divine: si nous voulons obtenir la bénédiction de Dieu, nous devons nous bagarrer avec sa parole, la bénédiction provient de cette façon de se confronter à la parole de Dieu qu'est la Bible, nous devons l'empoigner et lutter avec elle dans un corps à corps. Et il est vrai que la parole que nous lisons dans la Bible nous résiste, elle n'est pas facile, nous avons du mal à en venir à bout, elle nous contredit, nous contrarie, nous dérange, comme un adversaire de lutte, elle nous échappe, et revient à la charge au moment où nous ne l'attendions pas. Et réciproquement, nous aussi sommes rétifs à la parole que nous lisons, nous ne n'acceptons pas toujours facilement, et nous lui désobéissons sans cesse. Mais c'est de cette lutte avec la Parole de Dieu que naît la bénédiction, la bénédiction est là lorsque nous sommes avec elle comme deux lutteurs, qui combattent d'une façon tellement acharnée qu'on n'e peut plus distinguer les membres qui appartiennent à l'un ou a l'autre dans l'entremêlement des corps, bataille qui crée en même temps la plus grande des intimités.
Mais cette lutte, n'est pas une lutte facile. D'abord en n'en sort pas indemne, Jacob en restera boiteux, et ensuite il ne s'ensuit pas immédiatement une bénédiction. En effet, Jacob devra lutter toute la nuit avec persévérance. Et cette nuit, c'est celle dans la quelle nous sommes lorsque nous n'y voyons pas clair, que tout nous semble noir, et que comme Jacob nous sommes seuls. La confrontation avec la Parole de Dieu ne lui donne pas tout de suite de la lumière ou du bien être. Il faut qu'il lutte avec persévérance pendant un temps considérable sans se décourager, car le fruit de cette lutte n'intervient qu'après un plus ou moins long moment. Et Jacob s'accroche, même lorsque le moment de la méditation de la parole est passé, avec la fin de la nuit, il refuse d'abandonner la lutte, il continue, et veut continuer jusqu'à ce qu'il trouve la bénédiction. "Je ne te laisserai pas partir que tu ne m'ais béni", dit-il à l'ange c'est à dire à la parole de Dieu.
Il a raison, mais l'ange a aussi raison de vouloir partir au moment où le jour se lève. La nuit en effet, ce peut être le moment de l'épreuve, mais c'est aussi celui de l'étude, de la méditation, de la recherche intérieure de Dieu en dehors de toute action à l'extérieur. Le jour, au contraire, c'est le temps du travail de l'action concrète, c'est le moment de sortir de chez soi pour aller avec ou vers les autres. L'ange a donc raison de vouloir se retirer, parce qu'il n'est pas bon de ne rien faire d'autre que de rechercher Dieu ou de méditer sa parole. Il y a aussi un temps à garder pour l'action concrète, Dieu ne veut pas faire de nous de moines ermites qui ne feraient rien d'autre que de prier et de lire la Bible toute la journée. Il nous faut aussi laisser provisoirement de côté notre méditation de la parole, abandonner pour un temps nos réflexions profondes sur Dieu ou sur la Bible, et aller agir dans le monde, travailler dans la vigne de notre Seigneur à la paix, au bien et à l'amour.
Peut-être faut-il trouver là le sens de cette parole difficile du Christ que l'on trouve dans l'Evangile de Jean: "Marchez dans la lumière tant que vous avez la lumière". C'est dans la nuit que nous devons chercher la lumière du Christ, à l'image de Nicodème qui vient interroger le Christ dans la nuit. Mais il faut aussi savoir ensuite profiter de cette lumière ou de cette bénédiction reçue pour mettre en oeuvre effectivement des oeuvres qui soient celles de Dieu.
Jacob a voulu absolument avoir cette bénédiction, il était près à continuer de lutter longtemps encore pour l'avoir. Et elle survient quand il ne l'attend pas vraiment au moment où le jour se lève et où l'ange doit partir. C'est parce que l'ange a voulu partir que Jacob a pu recevoir la bénédiction, ce qui peut nous enseigner que la recherche est source de bénédiction, certes, mais cette bénédiction n'est effectivement reçue qu'au seuil de l'action. Elle ne vient pas comme une récompense, mais plutôt comme un viatique, hérité de la méditation certes, mais en vue de l'action. Pour recevoir la bénédiction, il faut chercher, lutter, se battre avec Dieu dans la persévérance, mais celui qui ne ferait que cela n'aurait aucune bénédiction. La bénédiction apparaît au moment où l'on arrête de lutter avec Dieu pour se mettre à l'oeuvre.
Et Jacob a ensuite effectivement réalisé un oeuvre bonne, puisqu'il a ensuite fait sa réconciliation avec Esaü. Et cette bénédiction est donc la conséquence, d'un contact intime avec Dieu et d'un projet de réconciliation fraternelle. C'est cette bénédiction qui est la seule bonne et valable, l'autre que Jacob avait eue de son père n'était en fait pas opérante. Sinon, il n'en demanderait pas une seconde. La première bénédiction de Jacob avait été obtenue grâce à un légalisme, une application stricte des lois religieuses, et nous voyons que cela ne mène à rien. La première bénédiction, bien qu'extrêmement valable au regard des lois de la religion, bien que "valide" comme dirait un théologien catholique ne valait rien, parce qu'il lui manquait deux choses essentielles: elle était sans recherche intime de Dieu, et elle n'était pas pour une bonne action, mais le fruit d'une tromperie, et d'une envie. C'est ainsi que la seule bénédiction que nous pouvons recevoir est celle que Dieu nous donne lui même dans notre coeur lorsque nous avons un contact intime avec lui, toutes les autres ne sont que des simagrées, que ce soit celle de la fin du culte, ou celle d'un mariage ou autre.
Mais Jacob n'hérite pas seulement de la bénédiction, il hérite aussi d'une autre chose: un boitement de la hanche. Cela peut signifier différentes choses. L'une d'entre elles serait que l'on ne sort pas indemne d'un contact approfondi avec la parole de Dieu. Certes, il s'ensuit des bienfaits d'ordre spirituels, comme la bénédiction; certes, notre vie en est transformée, et ce contact avec la parole de Dieu crée en nous un être nouveau, à l'image de Jacob ce qui signifie le tortueux et le trompeur qui devient Israël ce qui signifie le prince de Dieu, mais cela peut s'accompagner d'un désavantage matériel dans ce monde des hommes. Il est certains que des scrupules, une honnêteté, un respect ou un amour de l'autre peuvent être des handicaps pour ce qui est de la dimension purement matérielle de notre existence. Les gens peu scrupuleux et égoïstes s'en sortent certainement mieux au regard des hommes pour ce qui est de la réussite sociale et matérielle. Etre chrétien suppose que l'on pense à l'autre, que l'on se gène pour lui, que l'on se sacrifie même pour un autre, que l'on donne sans attendre de retour. Dans tout cela il y a des trésors de bénédiction, mais certainement une perte, d'un point de vue matériel. L'Evangile nous rappelle que nul ne peut servir Dieu et Mammon, c'est vrai, on ne peut pas à la fois réussir vraiment aux yeux de Dieu et aux yeux des hommes, celui qui est vraiment le béni restera toujours quelque peu infirme dans le monde matériel.
Mais nous voyons que cela n'est pas un obstacle à la bénédiction, au contraire, cette infirmité n'enlève rien à la valeur profonde de Jacob peut-être même au contraire. Et c'est là un deuxième sens que l'on pourrait trouver dans cette boiterie: Cette infirmité physique, que l'on pourrait prendre pour un obstacle, une imperfection est peut-être une chose essentielle pour Jacob: elle lui rappelle sans cesse son imperfection et le préserve de l'orgueil. Jacob, en effet s'est trouvé vainqueur dans sa lutte avec la Parole de Dieu, cela signifie qu'il a eu réponse à tout et qu'il était un parfait théologien. Cela ne nous arrive jamais en fait, mais là Jacob, le père de tout Israël est montré comme un but, et c'est donc une incitation pour nous à nous poser des questions, à nous battre avec la Parole de la Bible et essayer de comprendre, de trouver des réponses à toutes les questions. C'est cette recherche qui mène à la bénédiction. Mais cette infirmité imposée par l'ange en même temps relativise l'importance d'une telle ambition. Elle montre que même si nous avions réponse à tout, il resterait toujours en nous une imperfection irréductible au niveau de notre action dans le monde, pour ce qui est de notre façon d'être dans le monde. Et c'est cela qui doit rendre les théologiens humbles, c'est que même s'ils ont réponse à beaucoup de chose, même s'ils pensent détenir la vérité, leur vie concrète n'est pas parfaite pour autant, et il reste toujours une imperfection qu'ils ne peuvent réduire qui leur rappelle qu'ils ne sont pas Dieu et qu'ils ont besoin du pardon et de la bénédiction de Dieu. Cette expérience qui est celle de tout chrétien qui sait qu'il ne peut jamais s'enorgueillir de son état de chrétien ou de sa connaissance de l'évangile, Paul l'a exprimée mieux que tout autre: "je fais le mal que je ne veux pas, et je je fais pas le bien que je désire" (Rom. 7:15).
Mais cette imperfection n'est pas un obstacle à la bénédiction, au contraire en un sens, car elle rappelle à l'homme sa faiblesse et l'infini besoin qu'il a du pardon et de la bénédiction de Dieu. Paul, encore lui, dit que c'est dans sa faiblesse que s'accomplit la force de Dieu (II Cor. 7:12), et c'est vrai, c'est dans la faiblesse reconnue que se place les plus grands bienfaits de Dieu. C'est là le rôle de la "confession des péchés", qui est elle-même présente dans notre texte, puisque avant de lui donner cette bénédiction que Jacob demande si ardemment, l'ange lui pose une question préalable: "quel est ton nom". On ne peut imaginer qu'il l'ignore, mais il demande à Jacob de reconnaître ce qu'il est. Et son nom l'indique: Jacob veut dire: le tortueux, le trompeur, le "tordu" dirions nous aujourd'hui. Et c'est vrai que Jacob est ainsi, il a passé son temps à imaginer des ruses pour tromper son père, son frère et son beau père. Mais Jacob le reconnaît, et c'est le point de départ de sa bénédiction qui s'accompagne d'une nouvelle nomination: le pardon de Dieu dresse en nous un être nouveau et le regard de Dieu, une fois cette imperfection reconnue et pardonnée, nous voit autrement, dans le regard miséricordieux de Dieu, Jacob n'est plus le "tordu", mais le "prince de Dieu".
Cela explique aussi sans doute cette référence quelque peu paradoxale à cette lutte de Jacob avec l'ange que nous trouvons dans le prophète Osée (12:4-5): "Il lutta et fut vainqueur... il pleura et demanda grâce". Pourquoi le fait d'être vainqueur l'entraîne à pleurer et à demander grâce, c'est le contraire de ce que nous attendrions. Je crois que c'est là le signe de la grande sagesse et clairvoyance de Jacob. Il savait qu'il ne méritait pas d'être vainqueur et qu'il n'était qu'imparfait. On parle beaucoup de nos épreuves, mais en fait, ce sont nos succès qui nous rendent les plus vulnérables et nous font croire à nous mêmes. Alors que les épreuves nous rappellent à modeste condition et qu'en Dieu seul nous pouvons trouver refuge, nos succès ou nos certitudes risquent de nous faire croire que nous n'avons plus besoin de Dieu. C'est donc cette imperfection reconnue qui est la chose la plus essentielle même dans la réussite. Nous devons comme Jacob demander grâce et pardon dans nos réussites et nos succès, et cela afin d'éviter le péché d'orgueil et de déjouer le succès mensonger qui nous fait croire que nous serions quelqu'un alors que nous ne sommes rien.
Voila donc quelques éléments concernant ce récit à la fois si simple et si compliqué. Il nous indique en tout cas comment se trouve la bénédiction, c'est à dire cette parole d'amour de Dieu qui crée en nous un être nouveau. Il est dit à la fin que Dieu le bénit parce qu'il a été à la fois vainqueur de Dieu et vainqueur des hommes. La bénédiction se trouve donc dans la présence complémentaire d'une recherche de Dieu et d'une action concrète d'amour dans le monde, ni seulement dans l'un, ni seulement dans l'autre. et la troisième chose essentielle et déclenchante est trouvée dans la reconnaissance de son imperfection.
La bénédiction se trouverait donc au confluent de trois mouvement qui seraient: la recherche de Dieu, la reconnaissance de son imperfection et l'action vers les autres, au centre de ce triangle formé par Dieu, soi-même et les autres. On peut penser que cela est l'un des aspects du sommaire de la loi qui appelle également à avoir une juste relation d'amour dans cette triple relation: tu aimeras Dieu, et ton prochain, comme toi-même. Et on pourrait aussi se rendre compte que nous retrouvons ce texte essentiel de Paul à propos des trois vertus théologales: la bénédiction provient de la foi, de l'espérance et de l'amour: la foi dans la certitude de ce qu'est Dieu, l'espérance dans son pardon et dans sa puissance créatrice, et l'amour du prochain dans l'action.
Amen.
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Genèse 32:25-33
25Jacob resta seul. Alors un homme se battit avec lui jusqu’au lever de l’aurore. 26Voyant qu’il ne pouvait le vaincre, il le frappa à l’articulation de la hanche ; et l’articulation de la hanche de Jacob se démit pendant qu’il se battait avec lui. 27L’homme dit : Laisse-moi partir, car l’aurore se lève. (Jacob) répondit : Je ne te laisserai point partir sans que tu me bénisses. 28L’homme lui dit : Quel est ton nom ? Il répondit : Jacob. 29(L’homme) reprit : Jacob ne sera plus le nom qu’on te donnera, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. 30Jacob l’interrogea en disant : Je t’en prie, indique-moi ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit là. 31Jacob donna à cet endroit le nom de Péniel ; car, dit-il, j’ai vu Dieu face à face, et mon âme a été préservée. 32Le soleil se levait lorsqu’il passa Penouél. Jacob boitait de la hanche. 33C’est pourquoi, jusqu’à ce jour, les fils d’Israël ne mangent pas le tendon qui est à l’articulation de la hanche ; car Dieu atteignit Jacob à l’articulation de la hanche, au tendon