Eloge de nos limites
par Florence Blondon - rentrée 2019
Nous mettons notre fierté dans les détresses, sachant que la détresse produit l’endurance, l’endurance une délité éprouvée, et une délité éprouvée l’espérance... puisque l’amour de Dieu a été répandu dans notre cœur par l’Esprit Saint qui nous a été donné. (Romains 5, 3-5)
Si, dans ce passage (Romains 5, 1-8), nous retrouvons une argumentation typiquement paulinienne, le langage de l’apôtre nous échappe, et la grâce annoncée ne semble pas au rendez-vous. Le discours paraît même scandaleux. Paul est-il en train de faire l’apologie de la détresse ? Cette lecture qui a permis bien trop souvent les pires exactions est insupportable. Ou bien, serait-ce une sorte de masochisme que ce « mettre sa fierté dans la détresse » ? Pourtant ce salut par la souffrance est certainement à l’opposé du message de Paul. Et donc, ces quelques versets méritent que nous nous arrêtions, sans céder à la facilité, pour découvrir l’ampleur de la pensée paulinienne.
Pour comprendre le discours de Paul, il faut se souvenir qu’il voit son existence bouleversée lorsque sur la route de Jérusalem à Damas, il rencontre le Christ ressuscité, celui qu’il persécutait en poursuivant ses fidèles. Ce bouleversement va le conduire à renverser toutes ses représentations. Lui qui se justifiait par son attachement, son empressement à appliquer la Loi, il découvre combien cette autojustification est vaine. Il découvre son incomplétude, sa finitude, bref la détresse humaine, toutes ses faiblesses. C’est un chemin douloureux pour lui, pour nous également, que de prendre conscience de son humanité. C’est bien cette humanité avec ses limites, ses failles, ses manques que l’on retrouve au cœur de la théologie de Paul. Lorsqu’il s’est découvert pécheur, c’est alors qu’il fait l’expérience de l’amour de Dieu. Et en effet lorsque nous pensons être tout-puissants, nous n’avons plus de place ni pour les autres, ni pour Dieu. De même lorsque nous sommes pleins de nos douleurs, enfermés dans nos plaintes, nous n’avons plus de place non plus pour laisser entrer l’amour dans notre être. Mais l’amour de Dieu est vainqueur, il réussit à s’immiscer en nous, justement parce que nous sommes faillibles. Il nous permet de passer de la détresse à l’espérance. Comme si pour accepter Dieu il fallait faire l’expérience de ses limites. Des limites que trop souvent nous percevons comme des faiblesses, mais qui sont constitutives, vitales. Dès l’ouverture de la Bible, Dieu pose des limites à l’être humain : ne pas manger un certain fruit, la femme comme limite à l’homme (et inversement). Dieu se met des limites à lui-même en se reposant le septième jour ou en déposant son arc après le déluge. Et contrairement à l’interprétation classique ces limites sont créatrices. Dieu nous les a offertes par amour. Elles nous rappellent que nous avons besoin de Dieu, besoin des autres. Laisser l’amour agir, c’est l’unique voie pour être en capacité d’accueillir Dieu dans notre existence, de comprendre que nous sommes en lien avec nos sœurs et nos frères.
C’est en interprétant son expérience à la lumière de la croix et de la résurrection, que Paul va inverser tous les discours, toutes les petites morales à l’œuvre dans sa société. Paul ne nie pas l’injustice, les difficultés, l’adversité, mais il relie tous ces maux à la mort infamante et injuste du Christ. Elle est inacceptable. Pourtant, face au rejet de celui qui est le juste par excellence, Dieu choisit de ne pas se venger. Plus, il nous ouvre un horizon en ôtant le caractère définitif à la mort ; celle du Christ, mais la nôtre également. Le sens de nos vies se trouve dans l’amour et la confiance, « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint ».
Mais ici nulle question de volonté, Paul s’exprime au passif : « étant justifés », il sait que cela nous est offert gratuitement par Dieu. C’est dans cette dynamique qu’il s’inscrit, lui le zélé, le « parfait » découvrant ainsi qu’il se trompait sur toute la ligne. Il fait face à sa vulnérabilité, à ses manques. Cette expérience est salvatrice, car pour croire, il nous faut accepter notre incomplétude ; pour faire confiance nous devons permettre à l’amour de Dieu de pénétrer dans nos failles et de remplir notre existence.
Croire, ce n’est pas vraiment une force, c’est plutôt la reconnaissance de sa faiblesse. Il faut accepter nos manques et les confier à un autre, les remettre à Dieu. C’est lui qui nous donne force, paix et amour.
Florence Blondon