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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Prédication prononcée par le pasteur Florence Blondon / Culte du Dimanche 10 avril 2016

Une histoire simple
Ce texte du combat de Jacob est bien connu. L’iconographie a certainement contribué à la gloire de ce court récit, en représentant habituellement Jacob combattant avec un ange. Une histoire bien sympathique qui fait partie des premières que l’on raconte à l’école biblique, et même parfois encore plus tôt. Mais pour rendre l’histoire limpide, pour la graver dans la mémoire des plus petits, il a fallu tout de même la tordre quelque peu. Car le lecteur attentif, lui, est bien plus perplexe, et de nombreuses questions sont soulevées. Pourquoi les peintres ont-ils représenté l’adversaire sous l’aspect d’un ange ? Rien ne nous le dit dans le texte. Et qui est cet adversaire ? Un homme ? Dieu ? Esaü le frère de Jacob ? Jacob lui-même ? Qui a gagné ce combat ? Le flou du texte nous laisse une grande liberté d’interprétation.
Déjà dans l’Écriture, d’autres ont interprété ce combat, ainsi le prophète Osée nous dit explicitement que l’adversaire est un ange : « Et dans son âge mûr, il lutta avec Dieu.
Il lutta avec un ange, et fut vainqueur,
Il pleura et lui demanda grâce.
Jacob l'avait trouvé à Béthel » (Osée 12,5) L’ange peut également venir d’un autre épisode très connu de la vie de Jacob, ce rêve où Jacob voit un escalier dressé entre la terre et le ciel, où des anges montent et descendent (Gn 28).
Je vous propose donc d’essayer de voir un peu plus clair dans ce texte. J’évoque la clarté, car , et c’est une des composantes essentielles de notre récit, il se termine à l’aube ; le combat a lieu de nuit et c’est à l’instant où le soleil peut permettre la reconnaissance que tout s’achève. Par une dénomination et une bénédiction. Le fil conducteur sera le passage.
Une histoire de dénomination : passage d’un nom à l’autre
Dans la culture hébraïque, le nom est essentiel, son sens est déterminant. Et dans la Bible, il y a de nombreux changements de noms. Les plus célèbres sont certainement Abram qui devient Abraham, c’est à dire le père d’une multitude (Gn 17) et Saraï (ma princesse) qui devient Sarah (princesse). Ces changements de nom vont permettre à Abraham et Sarah de devenir féconds, de devenir parents.
Changement de nom qui intervient aussi dans le Nouveau Testament, Jésus va changer le nom de Pierre : « Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. 17Jésus reprit la parole et lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux. 18Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16,16-18)
Le nom est déterminant, mais son sens est toujours plus complexe, il y a toujours du flou, le nom se réfère à une racine. Dans ce passage il y a une explication au changement de nom, pourtant, la signification va au-delà de ce que le texte nous dit : « Jacob ne sera plus le nom qu'on te donnera, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »
On entend « El » c’est à dire Dieu et la racine « lutter », dans ce cas le nom interprète l’épisode qui précède. Mais cela est plus complexe, car on entend également la racine « yachar » : « droit ». Et c’est assez intrigant, car ce changement de nom interprète l’histoire de Jacob qui est un peu tordu. Et, on interprète le plus souvent le nom de Jacob, en lien avec la racine « talon », le talon de son frère Esaü que Jacob tient dans sa main lors de sa naissance. Si, en effet, Jacob est de la même racine que talon, Jacob peut être entendu aussi à partir d’une autre racine « akov » : « tordu, sinueux ».C’est cette racine que l’on trouve dans ce verset d’Esaïe, si connu, cité lors du baptême de Jésus :
« Ouvrez le chemin de l'Éternel,
Nivelez dans la steppe
Une route pour notre Dieu.
Que toute vallée soit élevée,
Que toute montagne et toute colline soient abaissées !
Que les reliefs se changent en terrain plat
Et les escarpements en vallon ! » (Es 40, 4)
Et à travers ce changement de nom, c’est l’histoire de cet homme qui s’entend ; cet homme qui, à plusieurs reprises, a trompé, triché, esquivé, cet homme un peu tordu, tortueux, qui va devoir affronter son passé, sa vie, avant d’avancer vers l’avenir.
Jacob, né juste après son jumeau Esaü, va acheter son droit d’aînesse contre un plat de lentilles (Gn 25,29-34). Faut-il être un frère tordu pour vendre à manger lorsque son frère fatigué, affamé vient s’inviter chez lui, au lieu de s’asseoir autour d’une table et de le réconforter. Puis il va subtiliser la bénédiction de son père Isaac, lors d’un subterfuge imaginé par sa mère Rebecca. Esaü était, contrairement à lui, très poilu ; Jacob va se couvrir d’une peau de bête et se faire passer pour son frère auprès de son père devenu aveugle. C’est lui qui va recevoir la bénédiction (Gn27).
Apprenant que son frère désire se venger, il part, il fuit dans le pays de sa mère, chez son oncle Laban. Il va se marier avec sa cousine Léa puis avec la sœur de Léa, sa bien aimée Rachel, et faire fortune. Mais lorsque la nostalgie du pays le reprend, il lui faut à nouveau fuir son beau-père. Et c’est donc là que nous le retrouvons dans notre récit. Tout va se dénouer à l’aube, et il est en effet à l’aube d’une nouvelle vie. Il craint son beau-père et il le fuit. Il a peur d’affronter son frère Esaü, là, tout près, de l’autre côté du gué, de l’autre côté du passage. Car il s’agit bien d’une histoire de passage.
Une histoire de passage
- De la nuit au jour : si Jacob combat toute la nuit, c’est à l’aube que tout va se dénouer. Et pour le lecteur que nous sommes, ce passage de l’obscurité à la clarté nous invite à la fois à prendre en compte l’opacité, la difficulté du récit et nous questionner, interpréter. Le combat, dans le texte, se dénoue à l’aube, quand il ne fait pas encore entièrement jour, mais lorsque pointe du sens. C’est alors que nous pourrons passer le gué, le gué dans notre lecture, mais également le gué dans nos vies, à la clarté de l’Écriture.
- D’une famille à l’autre : Jacob vit depuis bien longtemps dans la famille de ses femmes, mais il languit de retrouver les siens, de revoir son vieux père : malgré la peur, il va retourner dans son pays.
- D’un pays à l’autre : de Harran, le pays des idoles, ces idoles que Rachel a voulu emporter avec elle (Gn 31,34) au pays de la promesse, au pays de Canaan, là où coulent l’eau et le miel.
- Passage de l’esclave à l’homme libre, car c’est bel et bien l’histoire de la libération de Jacob, Jacob qui était arrivé au bout du bout.
Une histoire de libération
On dit souvent chez les protestants que l’homme est libre et responsable, mais pour Jacob, c’est lorsqu’enfin il assume ses responsabilités qu’il va se libérer : responsable et donc libre. Il n’est plus l’esclave du désir des autres, sa mère, son beau-père ; il peut désormais affronter sa propre vie, et pour cela il lui faudra déjà affronter son passé et affronter son frère.
Toutes ces arnaques, et aussi tous ces renoncements (face surtout à Laban) ne seront désormais plus une entrave à la vie. Il a été capable enfin de combattre « à la loyale ». A-t-il gagné ? A-t-il perdu ? Peu importe, l’important c’est qu’il a combattu, seul. Et ce face-à-face avec celui qu’il interprète comme étant Dieu lui permet le face-à-face avec son frère, qui l’attend de l’autre côté du gué, au-delà du Yabboq. Désormais il doit assumer.
Passage de la peur à la confiance, de la haine à la fraternité
On entend dans ce texte des traces de récits archaïques, empreints d’animisme. L’homme, que l’on peut traduire également par « quelqu’un » est-il le démon du fleuve, le démon de la nuit ? Est-ce l’image de ce dieu archaïque qui habite Jacob ? Cette nuit, il est seul et il va faire une expérience tout autre, l’expérience du tout Autre. Jacob va découvrir celui qui le bénit. C’est son image de Dieu qui est ainsi bouleversée. A la place d’un dieu que l’on doit craindre et pourquoi pas combattre, il découvre celui qui lui veut du bien.
Certes le flou demeure, mais c’est salutaire, car cela nous coupe de tout désir d’enfermer Dieu dans nos images et d’en faire une idole. Les idoles vont rester dans le pays de Laban. Au pays de la promesse, là où Jacob se dirige, c’est le pays où Dieu se dévoile comme tout Autre. Car, « quelqu’un » ne dit pas son nom, et plus il lui dit pratiquement « qu’est-ce que cela peut te faire ? Je t’ai nommé cela ne te suffit pas ? Cela nous rappelle au passage la réponse pour le moins énigmatique de Dieu à Moïse dans l’épisode du buisson ardent : « je suis qui je suis » (Ex 3,14). Il ne se dévoile pas, car il est à chercher toujours et encore. Avec ce risque de le confondre lorsque nous sommes dans la nuit avec ces idoles qui nous hantent : culpabilité ou désir de tout dominer, de tout savoir sur Lui, sur les autres. Ces idoles qui nous coupent de l’essentiel de la bonne nouvelle : nous sommes des êtres imparfaits et pourtant nous sommes aimés, l’autre n’est pas à notre image, mais lui aussi est un ami.
Notre histoire
Dans la Bible on rencontre de nombreuses histoires de jumeaux, alors que cela n’est pas si fréquent dans la vie courante. Et si Jacob était notre jumeau ? Car toutes ses histoires ont une portée existentielle profonde, elles parlent de Jacob, mais avant tout de nous, de moi. Il apparaît si humain, finalement presque à mon image, à travers ses aventures. Combien de fois ai-je trompé ceux qui me faisaient confiance, combien de fois ai-je renoncé par manque de courage, par peur d’affronter l’avenir, par peur de déplaire, par peur pour ma petite personne ?
Nous connaissons tous ces affrontements dont on ne sait pas trop si nous en sortons vainqueurs ou vaincus, et qui pourtant nous permettent à nouveau de nous tenir debout, d’avancer. Car, après tout, ce qui importe c’est d’accepter le combat, contre nos peurs, contre nos haines, contre l’image de Dieu que nous nous faisons, un Dieu qui combattrait à notre place, un Dieu qui ferait tout le boulot pour nous. Alors qu’ici il nous est demandé d’affronter, d’assumer, de découvrir en Dieu celui qui nous aime et nous invite à aimer, un Dieu qui nous bouscule pour que nous puissions découvrir un ami dans celui que nous pensions être notre ennemi, et pouvoir ainsi faire face à la vie. Passer nous aussi le gué de nos nuits, de nos angoisses, entendre la promesse et recevoir la bénédiction.
Amen


Textes bibliques


Genèse Chapitre 32
Jacob se leva la même nuit, prit ses deux femmes, ses deux servantes et ses onze enfants, et passa le gué du Yabboq. 4Il les prit, leur fit passer le torrent et le fit passer à ce qui lui appartenait.25Jacob resta seul. Alors un homme se battit avec lui jusqu'au lever de l'aurore. 26Voyant qu'il ne pouvait le vaincre, il le frappa à l'articulation de la hanche ; et l'articulation de la hanche de Jacob se démit pendant qu'il se battait avec lui. 27L'homme dit : Laisse-moi partir, car l'aurore se lève. Jacob répondit : Je ne te laisserai point partir sans que tu me bénisses. 28L'homme lui dit : Quel est ton nom ? Il répondit : Jacob. 29L'homme reprit : Jacob ne sera plus le nom qu'on te donnera, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. 30Jacob l'interrogea en disant : Je t'en prie, indique-moi ton nom. Il répondit : Pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit là. 31Jacob donna à cet endroit le nom de Péniel ; car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face, et mon âme a été préservée. 32Le soleil se levait lorsqu'il passa Péniel. Jacob boitait de la hanche. 33C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, les fils d'Israël ne mangent pas le tendon qui est à l'articulation de la hanche ; car Dieu atteignit Jacob à l'articulation de la hanche, au tendon.

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Une histoire simple
Ce texte du combat de Jacob est bien connu. L’iconographie a certainement contribué à la gloire de ce court récit, en représentant habituellement Jacob combattant avec un ange. Une histoire bien sympathique qui fait partie des premières que l’on raconte à l’école biblique, et même parfois encore plus tôt. Mais pour rendre l’histoire limpide, pour la graver dans la mémoire des plus petits, il a fallu tout de même la tordre quelque peu. Car le lecteur attentif, lui, est bien plus perplexe, et de nombreuses questions sont soulevées. Pourquoi les peintres ont-ils représenté l’adversaire sous l’aspect d’un ange ? Rien ne nous le dit dans le texte. Et qui est cet adversaire ? Un homme ? Dieu ? Esaü le frère de Jacob ? Jacob lui-même ? Qui a gagné ce combat ? Le flou du texte nous laisse une grande liberté d’interprétation.
Déjà dans l’Écriture, d’autres ont interprété ce combat, ainsi le prophète Osée nous dit explicitement que l’adversaire est un ange : « Et dans son âge mûr, il lutta avec Dieu.
Il lutta avec un ange, et fut vainqueur,
Il pleura et lui demanda grâce.
Jacob l'avait trouvé à Béthel » (Osée 12,5) L’ange peut également venir d’un autre épisode très connu de la vie de Jacob, ce rêve où Jacob voit un escalier dressé entre la terre et le ciel, où des anges montent et descendent (Gn 28).
Je vous propose donc d’essayer de voir un peu plus clair dans ce texte. J’évoque la clarté, car , et c’est une des composantes essentielles de notre récit, il se termine à l’aube ; le combat a lieu de nuit et c’est à l’instant où le soleil peut permettre la reconnaissance que tout s’achève. Par une dénomination et une bénédiction. Le fil conducteur sera le passage.
Une histoire de dénomination : passage d’un nom à l’autre
Dans la culture hébraïque, le nom est essentiel, son sens est déterminant. Et dans la Bible, il y a de nombreux changements de noms. Les plus célèbres sont certainement Abram qui devient Abraham, c’est à dire le père d’une multitude (Gn 17) et Saraï (ma princesse) qui devient Sarah (princesse). Ces changements de nom vont permettre à Abraham et Sarah de devenir féconds, de devenir parents.
Changement de nom qui intervient aussi dans le Nouveau Testament, Jésus va changer le nom de Pierre : « Simon Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. 17Jésus reprit la parole et lui dit : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas ; car ce ne sont pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux. 18Et moi, je te dis que tu es Pierre, et que sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mt 16,16-18)
Le nom est déterminant, mais son sens est toujours plus complexe, il y a toujours du flou, le nom se réfère à une racine. Dans ce passage il y a une explication au changement de nom, pourtant, la signification va au-delà de ce que le texte nous dit : « Jacob ne sera plus le nom qu'on te donnera, mais Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as été vainqueur. »
On entend « El » c’est à dire Dieu et la racine « lutter », dans ce cas le nom interprète l’épisode qui précède. Mais cela est plus complexe, car on entend également la racine « yachar » : « droit ». Et c’est assez intrigant, car ce changement de nom interprète l’histoire de Jacob qui est un peu tordu. Et, on interprète le plus souvent le nom de Jacob, en lien avec la racine « talon », le talon de son frère Esaü que Jacob tient dans sa main lors de sa naissance. Si, en effet, Jacob est de la même racine que talon, Jacob peut être entendu aussi à partir d’une autre racine « akov » : « tordu, sinueux ».C’est cette racine que l’on trouve dans ce verset d’Esaïe, si connu, cité lors du baptême de Jésus :
« Ouvrez le chemin de l'Éternel,
Nivelez dans la steppe
Une route pour notre Dieu.
Que toute vallée soit élevée,
Que toute montagne et toute colline soient abaissées !
Que les reliefs se changent en terrain plat
Et les escarpements en vallon ! » (Es 40, 4)
Et à travers ce changement de nom, c’est l’histoire de cet homme qui s’entend ; cet homme qui, à plusieurs reprises, a trompé, triché, esquivé, cet homme un peu tordu, tortueux, qui va devoir affronter son passé, sa vie, avant d’avancer vers l’avenir.
Jacob, né juste après son jumeau Esaü, va acheter son droit d’aînesse contre un plat de lentilles (Gn 25,29-34). Faut-il être un frère tordu pour vendre à manger lorsque son frère fatigué, affamé vient s’inviter chez lui, au lieu de s’asseoir autour d’une table et de le réconforter. Puis il va subtiliser la bénédiction de son père Isaac, lors d’un subterfuge imaginé par sa mère Rebecca. Esaü était, contrairement à lui, très poilu ; Jacob va se couvrir d’une peau de bête et se faire passer pour son frère auprès de son père devenu aveugle. C’est lui qui va recevoir la bénédiction (Gn27).
Apprenant que son frère désire se venger, il part, il fuit dans le pays de sa mère, chez son oncle Laban. Il va se marier avec sa cousine Léa puis avec la sœur de Léa, sa bien aimée Rachel, et faire fortune. Mais lorsque la nostalgie du pays le reprend, il lui faut à nouveau fuir son beau-père. Et c’est donc là que nous le retrouvons dans notre récit. Tout va se dénouer à l’aube, et il est en effet à l’aube d’une nouvelle vie. Il craint son beau-père et il le fuit. Il a peur d’affronter son frère Esaü, là, tout près, de l’autre côté du gué, de l’autre côté du passage. Car il s’agit bien d’une histoire de passage.
Une histoire de passage
- De la nuit au jour : si Jacob combat toute la nuit, c’est à l’aube que tout va se dénouer. Et pour le lecteur que nous sommes, ce passage de l’obscurité à la clarté nous invite à la fois à prendre en compte l’opacité, la difficulté du récit et nous questionner, interpréter. Le combat, dans le texte, se dénoue à l’aube, quand il ne fait pas encore entièrement jour, mais lorsque pointe du sens. C’est alors que nous pourrons passer le gué, le gué dans notre lecture, mais également le gué dans nos vies, à la clarté de l’Écriture.
- D’une famille à l’autre : Jacob vit depuis bien longtemps dans la famille de ses femmes, mais il languit de retrouver les siens, de revoir son vieux père : malgré la peur, il va retourner dans son pays.
- D’un pays à l’autre : de Harran, le pays des idoles, ces idoles que Rachel a voulu emporter avec elle (Gn 31,34) au pays de la promesse, au pays de Canaan, là où coulent l’eau et le miel.
- Passage de l’esclave à l’homme libre, car c’est bel et bien l’histoire de la libération de Jacob, Jacob qui était arrivé au bout du bout.
Une histoire de libération
On dit souvent chez les protestants que l’homme est libre et responsable, mais pour Jacob, c’est lorsqu’enfin il assume ses responsabilités qu’il va se libérer : responsable et donc libre. Il n’est plus l’esclave du désir des autres, sa mère, son beau-père ; il peut désormais affronter sa propre vie, et pour cela il lui faudra déjà affronter son passé et affronter son frère.
Toutes ces arnaques, et aussi tous ces renoncements (face surtout à Laban) ne seront désormais plus une entrave à la vie. Il a été capable enfin de combattre « à la loyale ». A-t-il gagné ? A-t-il perdu ? Peu importe, l’important c’est qu’il a combattu, seul. Et ce face-à-face avec celui qu’il interprète comme étant Dieu lui permet le face-à-face avec son frère, qui l’attend de l’autre côté du gué, au-delà du Yabboq. Désormais il doit assumer.
Passage de la peur à la confiance, de la haine à la fraternité
On entend dans ce texte des traces de récits archaïques, empreints d’animisme. L’homme, que l’on peut traduire également par « quelqu’un » est-il le démon du fleuve, le démon de la nuit ? Est-ce l’image de ce dieu archaïque qui habite Jacob ? Cette nuit, il est seul et il va faire une expérience tout autre, l’expérience du tout Autre. Jacob va découvrir celui qui le bénit. C’est son image de Dieu qui est ainsi bouleversée. A la place d’un dieu que l’on doit craindre et pourquoi pas combattre, il découvre celui qui lui veut du bien.
Certes le flou demeure, mais c’est salutaire, car cela nous coupe de tout désir d’enfermer Dieu dans nos images et d’en faire une idole. Les idoles vont rester dans le pays de Laban. Au pays de la promesse, là où Jacob se dirige, c’est le pays où Dieu se dévoile comme tout Autre. Car, « quelqu’un » ne dit pas son nom, et plus il lui dit pratiquement « qu’est-ce que cela peut te faire ? Je t’ai nommé cela ne te suffit pas ? Cela nous rappelle au passage la réponse pour le moins énigmatique de Dieu à Moïse dans l’épisode du buisson ardent : « je suis qui je suis » (Ex 3,14). Il ne se dévoile pas, car il est à chercher toujours et encore. Avec ce risque de le confondre lorsque nous sommes dans la nuit avec ces idoles qui nous hantent : culpabilité ou désir de tout dominer, de tout savoir sur Lui, sur les autres. Ces idoles qui nous coupent de l’essentiel de la bonne nouvelle : nous sommes des êtres imparfaits et pourtant nous sommes aimés, l’autre n’est pas à notre image, mais lui aussi est un ami.
Notre histoire
Dans la Bible on rencontre de nombreuses histoires de jumeaux, alors que cela n’est pas si fréquent dans la vie courante. Et si Jacob était notre jumeau ? Car toutes ses histoires ont une portée existentielle profonde, elles parlent de Jacob, mais avant tout de nous, de moi. Il apparaît si humain, finalement presque à mon image, à travers ses aventures. Combien de fois ai-je trompé ceux qui me faisaient confiance, combien de fois ai-je renoncé par manque de courage, par peur d’affronter l’avenir, par peur de déplaire, par peur pour ma petite personne ?
Nous connaissons tous ces affrontements dont on ne sait pas trop si nous en sortons vainqueurs ou vaincus, et qui pourtant nous permettent à nouveau de nous tenir debout, d’avancer. Car, après tout, ce qui importe c’est d’accepter le combat, contre nos peurs, contre nos haines, contre l’image de Dieu que nous nous faisons, un Dieu qui combattrait à notre place, un Dieu qui ferait tout le boulot pour nous. Alors qu’ici il nous est demandé d’affronter, d’assumer, de découvrir en Dieu celui qui nous aime et nous invite à aimer, un Dieu qui nous bouscule pour que nous puissions découvrir un ami dans celui que nous pensions être notre ennemi, et pouvoir ainsi faire face à la vie. Passer nous aussi le gué de nos nuits, de nos angoisses, entendre la promesse et recevoir la bénédiction.
Amen
Textes bibliques

 

Gen.12:1-4, Gen. 12:25-33