Les miracles de l'Evangile
(Propositions pour une foi contemporaine)
Aujourd'hui, les lecteurs qui découvrent la Bible sont souvent décontenancés par l'abondance des miracles qui s'y trouve. Qu'en faire ?
On peut en faire le centre de son acte de foi, se forcer à croire à l’incroyable, la grandeur du fait de croire en Dieu serait alors justement cet acte d'humilité par lequel j'accepte de croire ce que me dit l'Ecriture, par-delà mon propre sentiment. Au contraire, on peut ne pas en tenir compte, en les considérant comme des amplifications, voire comme des fabulations de contes orientaux.
Il est vrai que les Evangiles en particulier, attribuant un grand nombre de miracles au Christ, il est difficile de faire comme s’ils n’étaient pas dans les textes fondateurs de notre foi. Il faut donc bien s'interroger sur leur signification.
La première attitude possible consiste à ne pas remettre en cause leur historicité. Les miracles deviennent alors des démonstrations de la toute-puissance de Dieu ou de Jésus-Christ : si Jésus est capable de faire de tels actes extraordinaires, c'est qu'il a vraiment une puissance surhumaine, ces miracles sont donc les signes de sa divinité et il est bon, donc, de croire en lui.
Le problème essentiel de cette façon de voir est de couper la bonne nouvelle de l’Evangile de notre expérience propre. Si en effet le Christ pouvait guérir des paralytiques et ressusciter des morts, pourquoi ne le fait-il plus aujourd’hui ? Bien sûr, certains chrétiens continuent de prier pour des guérisons au nom du Christ, mais jamais dans nos services funèbres, même pour des enfants, nous n’envisagons que le mort se réveille physiquement. Nous ne prions même pas pour cela et ne l’attendons pas. Pourquoi Jésus ne le ferait-il pas alors qu’il l’a fait dans l’Evangile ? La tentation de répondre que c’est parce qu’alors Jésus était là vraiment et qu’il ne l’est plus serait d’insinuer que le Christ ressuscité serait moindre que le Christ vivant avec ses disciples. Ce serait professer une christologie gravement dégradée. Alors la seule attitude cohérente serait d’attendre encore aujourd’hui tous ces miracles physiques. Croire que Jésus peut ressusciter votre enfant, faire marches un tétraplégique, faire marcher sur l’eau les naufragés du Titanic et multiplier des pains matériels pour nourrir les peuples qui meurent de faim. Mais croire aux miracles matériels de l’Evangile et aujourd’hui appeler un médecin quand son enfant est malade ou enterrer un mort serait assumer que l’Evangile ne serait que des récits d’une bonne nouvelle caduque. De merveilles dont certains auraient profité il y a deux mille ans mais dont nous serions exclus. Mais alors où serait la bonne nouvelle pour nous ? Dans ce cas on comprend que l’Evangile soit rejeté comme quelque chose qui ne nous concernenrait plus. On ne peut pas prêcher l’Evangile en disant : « réjouissez vous des merveilles que Dieu a fait pour d’autres il y a deux mille ans et qu’il ne fera pas pour vous ». Or l’Evangile, c’est une bonne nouvelle pour nous. Dans ces textes, c’est de nous qu’il s’agit. Si donc on n’attend pas pour aujourd’hui tous ces miracles matériels, il faut lire dans l’Evangile autre chose que des récits de miracles matériels, les interpréter autrement et penser que c’est de tout autre chose qu’il s’agit.
Par ailleurs, il est discutable de penser que ces miracles puissent être des démonstrations de puissance de la part du Christ. Souvent dans l'Evangile, des gens lui demandent des miracles pour croire en lui, et à chaque fois il refuse comme en Marc 8:11,12 : « Les pharisiens ... lui demandèrent un signe venant du ciel. Jésus, soupirant profondément en son esprit, dit: Pourquoi cette génération demande-t-elle un signe? Je vous le dis en vérité, il ne sera point donné de signe à cette génération ». De même, quand il est sur la croix, certains disent : « qu'il descende de la croix et nous croirons en lui » (Matt 7:42), mais Jésus ne le fait évidemment pas. Et de même encore, souvent, quand il opère une guérison, il interdit à celui qui en a bénéficié d'en faire de la publicité, ne voulant pas que l'on croie en lui à cause de cela. Il ne semble pas que le Christ ait voulu se servir des miracles pour qu’on croie en lui.
Et puis si chaque miracle était juste une démonstration de puissance, qu’apporterait de plus la diversité de ces miracles, pourquoi un aveugle, un paralytique, un mort... si à chaque fois c’est le même message ? Il faut bien admettre qu’il doive y avoir quelque chose d’autre à chercher.
Par ailleurs, et dans un domaine plus subjectif, une lecture littérale des miracles suppose une capacité à croire à ce qui est contraire à la raison ou à la science qui n'est pas le fait de tout le monde, et rien ne permet de dire qu'il faille imposer une telle contrainte à celui qui veut être chrétien. De plus, une telle lecture ne peut se faire que dans le cadre d’une théologie prônant la possibilité de l'intervention toute-puissante de Dieu dans le monde matériel. Or, cette option théologique est fort discutable et n'est en tout cas pas, une condition indispensable pour être chrétien (sauf du point de vue de certaines sectes). Le fait est que nombreux théologiens chrétiens sont loin de souscrire à une telle croyance. Si donc certains croient grâce aux miracles, tant mieux pour eux, mais qu'ils n'obligent pas les autres à croire malgré les miracles.
Mais une lecture rationaliste visant à écarter tout ce qui est miraculeux dans la Bible pour ne garder que ce qui est de l'ordre de l'enseignement, comme le faisaient certains libéraux de la fin du siècle dernier, serait tout aussi réductrice et stérile. Ce qu'il faut, quelle que soit sa croyance sur la réalité de l'acte miraculeux, c'est chercher quel est le sens de l’événement, pourquoi nous raconte-t-on ce miracle en particulier, et en quoi nous enseigne-t-il quelque chose sur Dieu, sur le Christ, et sur nous-mêmes. Dans l'Evangile de Jean, les miracles sont appelés des « signes », c'est bien de cela qu'il s'agit, les actes de Jésus sont des signes qui renvoient à autre chose, ils sont à interpréter comme des signes, comme les symboles d'une réalité spirituelle. Quant on est face à un signe, ce à quoi il faut s'attacher, ce n'est pas à sa matérialité, mais à la réalité à laquelle il renvoie. En hébreu, le même mot (DaBaR) peut désigner à la fois un événement et une parole, et ainsi pour la Bible, chaque parole est un événement et chaque événement doit être interprété comme une parole. Le Christ est quelqu'un qui parlait autant par ses mots (qui sont à traduire et à comprendre) que par ses geste, (qui sont aussi à traduire et à comprendre).
Il faut en effet replacer les textes bibliques dans leur contexte, tant au point de vue de l'histoire que de la culture dans lesquels ils ont été écrits. On n'avait certainement pas le même rapport au miracle du temps du Christ en Palestine, qu'au XXIe siècle en Europe. Le miracle était alors plus courant qu'aujourd'hui. Les récits, même hors de la Bible, de cette époque en sont pleins, sans qu'on se sente obligés de considérer pour Messie tous ceux auxquels ils sont attribués. On raconte en particulier les audiences que donnaient les empereurs romains, au cours desquelles on apportait des malades et des paralytiques, l'empereur leur imposait les mains et ils repartaient guéris. Dans le nouveau Testament lui-même, il est question de plusieurs personnages qui se promenaient dans la Palestine en faisant des miracles et des guérisons. Le Christ était loin d'être le seul à en faire. (Cf. Mr 9:39, Mr 16:17 et Simon le Magicien: Act 8:9) La question est donc celle-ci : si le Christ n'était pas le seul à faire des miracles, pourquoi nous raconte-t-on particulièrement les siens? La réponse évidente est que les miracles du Christ n'étaient pas de simples actes matériels, mais qu'ils avaient un sens autre. Plus que la réalité historique du miracle, ce qui importe donc c'est sa signification. C’est cela qu’il faut rechercher dans tous les cas.
Ce que l’on, peut d’abord remarquer, c’est que dans l’Evangile, la très très grande majorité des miracles sont des guérisons. C’est donc avant tout de celles-là qu’il faut rendre compte.
La première remarque évidente que cela inspire, c’est que le Christ a été vu de son temps comme quelqu'un qui accomplissait des guérisons. Cela en soi n'est pas très extraordinaire. Encore aujourd'hui, on trouve dans beaucoup de pays des guérisseurs ou des « médecins à mains nues » qui font véritablement du bien autour d'eux, il y a là une médecine peu académique, mais dans laquelle croient les habitants locaux. Ces guérisseurs ont des résultats, sans que l’on sache très bien comment ils font, surtout, il faut bien le dire, dans les domaines qui ont une forte composante psychosomatique : maladies de peaux (appelées du temps de Jésus indistinctement: lèpre), hystéries, douleurs, problèmes de règles etc... En France même, il suffit d'aller dans les campagnes pour y rencontrer des « rebouteux » qui font de telles guérisons, sans pour autant qu’on doive les considérer comme des « fils de Dieu ». Le Christ était donc un guérisseur, et il n’y a pas de nécessité d’invoquer là une puissance divine extraordinaire.
Mais cela n’est pas sans importance pour autant. cela montre que le Christ n'était pas seulement prédicateur, mais qu'il jouait aussi ce rôle de guérisseur auprès des gens qu'il rencontrait. S'il avait vécu en France aujourd'hui, il ne se serait pas contenté d’être pasteur, il aurait été aussi médecin.
Cela en soi est déjà un message théologique : il aurait pu se contenter de prêcher un évangile du détachement et de la consolation spirituelle, disant que peu importe que l'on soit malade ou non, du moment qu'on a la présence et la consolation de Dieu. Au contraire, l'attention qu'il a portée à la vie concrète de ses contemporains, l'énergie qu'il a dépensée pour les soulager matériellement de leurs maux, montre qu'il ne méprisait pas la dimension matérielle de notre existence, qu'il ne considèrait pas que le corps n'est rien, que notre vie physique n'a aucune importance. Il s'en préoccupait, sans la négliger. Le Chrétien n'a donc pas à se retirer ou a se détacher totalement du monde, il peut et doit donner une certaine importance au monde matériel, même si ce n'est pas le plus important (le spirituel est plus important).
Mais si le Christ a ainsi guéri autour de lui pendant les trois ans de son ministère, on peut imaginer qu'il a fait un bien plus grand nombre de guérisons que les quelques dizaines qui nous sont rapportées, ce qui n'en ferait pas plus d'une par mois! Il faut donc penser que celles qui nous sont rapportées ont une importance particulière pour notre édification, ou que le Christ a profité de celles-ci pour faire réfléchir ses disciples, comme sur des paraboles avec une formule comme celle que l’on retrouve souvent dans l'Evangile: « Comprenez vous ce que j'ai fait... » (Marc 8:21, Jean 13:12) Il y aurait donc quelque chose à comprendre...
Or, on peut penser que le simple rapport de guérison physique d’un quidam d’il y a 2000 ans n’a que peu d’intérêt pour nous aujourd’hui, le sens est donc à trouver ailleurs. Un bon procédé de lecture consiste à chercher dans chaque texte biblique comment il peut parler de nous aujourd'hui et maintenant.
Il n'est donc pas nécessaire pour moi d'attendre d'être aveugle pour lire (alors en Braille !) un récit de guérison d'un aveugle, ou d'avoir la lèpre pour lire une guérison de lépreux, en se disant que pour l'instant, un tel récit ne me concerne pas vraiment, mais je peux déjà me demander en quoi je peux me considérer aujourd'hui, comme aveugle, lépreux ou paralytique...
La réponse est simple: je suis aveugle en ce que je ne vois pas clairement qui je suis, qui est Dieu, ce que je peux faire, où me mène ma vie. Le miracle que je peux attendre du Christ, c'est qu'il m'aide à y voir plus clair, qu'il me permette de comprendre, de voir l'invisible le spirituel... C'est encore dans ce sens qu'il est la lumière du monde (Jean 8:12). Cela ne veut pas dire qu'il faille invoquer le Christ en cas de panne de courant ! Mais qu'il est celui qui peut éclairer notre cœur, notre intelligence, de façon à ce que nous ne marchions pas dans la ténèbre, sans savoir où nous allons, en tombant dans tous les pièges de l'existence. Ce que le Christ peut nous donner, c’est ques que nous sachions exercer notre clairvoyance et notre responsabilité, en regardant dans cette visée lointaine d'un but, d'un idéal qui est la foi, de façon à ce que notre vie suive un chemin qui mène quelque part. Le Psaume 119 (v. 105) dit de même que la Parole de Dieu (pour nous donnée par le Christ) est une lumière sur notre route. Dieu n'attend pas de nous une obéissance aveugle, mais une avancée libre et éclairée. Tous les récits de guérison d'aveugle dans l'Evangile montrent ainsi de quelle manière le contact avec le Christ peut nous aider à retrouver cette vue vitale qui nous manque tant.
Ce passage au symbolique est même explicite par endroits, comme en particulier dans le récit de la guérison de l'aveugle de naissance dans l'Evangile de Jean (Ch.9) où les pharisiens comprennent à la fin qu'il est question de bien plus que d'un acte médical et demandent : (v.40) « Nous aussi, sommes-nous aveugles? » et Jésus leur répond : « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez pas de péché. Mais maintenant vous dites: Nous voyons. C'est pour cela que votre péché subsiste » On ne peut être plus clair sur le sens dans lequel il faut lire tout le texte.
Quant aux autres types de guérisons, il n'est jamais bien difficile de trouver ce qui est en question : pour le sourd-muet, c'est la capacité de communiquer, avec les autres ou avec Dieu. Pour l’homme à la main sèche, c'est la capacité à agir qui est en question, quant à la lèpre, elle était considérée comme signe d'impureté, c'est-à-dire du péché. Le lépreux est donc celui qui se sent impur, rejeté, exclu et méprisé par les autres.
Le paralytique, lui, est celui qui n'avance plus dans sa vie qui reste immobile. Beaucoup de choses peuvent être à l'origine d'un tel blocage, dont une infirmité physique en particulier bien sûr. Ce que dit le Christ au paralytique de Matthieu 9 c'est: « Lève toi, prends ton lit et marche ». Il le guérit, tant mieux, mais un détail est étrange : pourquoi lui demande-t-il de transporter son lit avec lui ? Voilà qui doit être fort encombrant. Peut-être le texte veut-il nous dire que le malade est remis en marche, mais qu’il doit continuer à porter, à supporter son infirmité physique représentée par le lit. C'est dans le même sens que l'on pourrait dire aujourd'hui à un paralysé dans sa chaise roulante: « allez, prends ta chaise roulante et avance, charge toi de ton infirmité et en route. Assume la paralysie de tes jambes et en marche ! ». Avant, c’est le lit qui porte la malade, après, c’est le malade qui porte le lit, le malade passe d’objet qu’il était de sa maladie à sujet de sa propre vie. N'y a-t-il pas là vraiment une guérison ? Et c’est une bonne nouvelle : quelle que soit notre infirmité, le Christ peut nous remettre debout et en route ?
Une fois que l'on a parlé des miracles de guérisons, on a parlé de la quasi-totalité des miracles de l'Evangile. Il en reste néanmoins quelques autres d'une nature différente et fort intéressants.
La marche sur les eaux peut avoir de nombreuses explications scientifiques qui n'ont aucun intérêt pour ce qui est du sens. La plus simple que l’on peut citer par curiosité est celle du récit de Jean 6:15ss : Les disciples ont cru ramer la moitié de la largeur du lac, mais dans l'obscurité et la tempête ils se retrouvent près de l'autre côté sans le savoir. Ils voient alors Jésus debout sur la plage qui les attend (il a dû faire le tour ou utiliser une autre barque), pensant être au milieu du lac, ils ont peur, ils vont vers lui pour le prendre, mais dès qu'ils s'approchent, leur barque s'échoue sur la plage... évidemment puisqu'il était sur le bord et eux aussi sans le savoir... Peut-être qu’il y eu miracle, peut être que les choses se sont passées plus simplement comme ça, mais ce qui est sûr, c’est que le Christ a dû en profiter pour les faire réfléchir sur ce qu'ils avaient vécu. Et quand on sait que la mer, dans la Bible représente le mal, la mort, le lieu où l'on perd pied, où l’on coule, où l’on étouffe, on comprend qu'il s'agit là de la manière avec laquelle Dieu peut nous aider dans les épreuves de notre existence. Jésus ne nous laisse pas seuls, mais il vient lui-même à notre rencontre. Son aide n'est pas de faire disparaître l'épreuve, de nous épargner les difficultés, que nous nous retrouvions miraculeusement sur un terrain sec, mais il permet que nous ne nous sentions plus menacé par ce qui nous arrive, que nous puissions continuer notre route, et que nous puissions même, comme Pierre dans le récit de Matthieu 14:22ss marcher sur les eaux. Avec l'aide de Dieu, nous pouvons ne pas nous noyer dans les difficultés de notre vie, mais nous pouvons continuer à marcher, à avancer malgré tout, même si nous nous mouillons un peu les pieds. Voilà la bonne nouvelle et voilà précisément le type d’aide que nous pouvons attendre du Christ, ce n’est pas n'importe quoi. Le texte de Matthieu 14 est même plus précis: il nous montre que ce qui peut nous permettre d'avancer, c'est d'avoir le Christ pour but, pour visée, c'est-à-dire pour objet de notre foi. C’est comme cela que Pierre avance au dessus de toute difficulté. Mais quand il commence à se regarder lui-même, à ne plus marcher par la foi, mais à prendre peur dans sa situation et à s’arrêter, il s'enfonce. Ce n'est qu'en allant vers le Christ que nous pouvons continuer d'avancer au--dessus de tout sans nous y noyer. Et il y a de plus dans ce même texte la bonne nouvelle de l'aide de Dieu: même quand il ne parvient plus à avancer, ni a avoir totalement confiance, il suffit que Pierre crie: « Seigneur sauve-moi » (v.30) pour que le Christ lui tende la main afin de lui mettre la tête hors de l'eau. Ce qui nous sauve, c’est certes notre foi et notre volonté d’avancer toujours, mais ce peut être aussi la simple grâce de Dieu quand nous sommes tellement faibles que notre foi est insuffisante que nous ne savons plus avancer. On retrouve la même idée dans le Psaume 69 dans un sens évidemment tout aussi spirituel, n'ayant pas besoin d'attendre d'être dans un navire en perdition pour le dire: « Sauve-moi mon Dieu, les eaux me montent jusqu'à la gorge... »
Un autre miracle spectaculaire et bien connu est la multiplication des pains. Une fois encore, la lecture littérale n'a que très peu d'intérêt. Pour une fois, l’explication rationnelle peut presque avoir de l’intérêt : on peut penser que finalement, chacun avait beaucoup plus dans sa besace qu'il n'avait voulu le dire quand il a été demandé qui avait quelque chose à partager avec les autres. Mais l’exemple du partage de ce que les quelques uns ont bien voulu offrir a entraîné les autres, qui ont finalement aussi partagé ce qu’ils avaient, et ainsi, chacun a eu assez. Ce peut donc être un exemple de partage matériel, ce qui est évidemment très bien, mais l’Evangile va évidemment plus loin.
On peut voir dans ce récit également une exhortation à ne pas se décourager devant la pauvreté de l'aide matérielle ou autre que nous pouvons donner aux autres, faisons le quand même, même si cela semble dérisoire, Dieu peut faire au delà et agir en sorte que notre petite action ait de grandes conséquences.
Mais on peut surtout penser que quand il est question de pain dans la Bible, il y a toute chance pour que l'on parle de pain spirituel... de ce pain qui nourrit nos âmes pour la vie éternelle. De même qu'il ne faut évidemment pas lire au pied de la lettre les propos de Jésus quand il dit (Jean 6) : « Je suis le pain de vie, celui qui me mange vivra par moi ». Sans doute est-ce en pensant à ce pain-là qu'il faut essayer de comprendre l'intérêt de ce joyeux partage fraternel. Nous devons donner aux foules qui ont faim spirituellement, et partager avec elles les paroles que nous avons du Christ, et même si cela nous semble bien peu, cela peut nourrir bien au-delà de ce que nous pensons.
L'analyse des nombres dont il est question dans ces récits nous confirme dans cette interprétation: dans la première multiplication (Marc 6:34ss), il est question de 5 pains et de 2 poissons, ce qui nous renvoie au Pentateuque (5 premiers livres de la bible), aux 10 commandement, aux 2 Testaments, aux 2 tables de la loi... 5 et 2 sont toujours dans la Bible les nombres de la Loi et de la parole de Dieu. C'est donc bien la Parole qui est distribuée. La foule, elle, doit être mise en ordre par rangées de 50 et de 100 pour recevoir cette Parole, il lui est donc demandé de se plier à l’obéissance d'une loi, de mettre de l'ordre dans sa vie. Et qu'en reste-t-il? 12 paniers, comme 12 tribus, 12 apôtres, 12 qui est le nombre du peuple fidèle.
Dans la deuxième multiplication (Marc 8:1ss): il y a 7 pains. 7, c'est le nombre de la perfection, de l'accomplissement de la création (en 7 jours), de l'union du céleste (3) et du terrestre (4). Celui qui représente le mieux tout cela, c'est le Christ, accomplissement de l'humanité et de l'union entre l'homme et Dieu. C'est donc le Christ qui se donne lui-même à manger, comme pain de vie, sans qu'aucune autre condition ne soit demandée obéissance ou autre puisque là la foule n’est pas assise en rangs. Ceux à qui cela est donné sont 4000, or 4 étant le nombre du terrestre, ce n’est plus au peuple de la Loi que cela est donné, mais à tout un peuple de païens, à tous. Et ce qu'il en reste, c'est 7 paniers, donc une autre réalité christique, par grâce, Christ se donne à manger, et nous devenons à son image.
Ces deux multiplications ne font donc pas double emploi, matériellement, c'est une redite inutile, mais symboliquement, elles sont très différentes. La première est évidemment une image de l'ancienne alliance, et la seconde une de la nouvelle alliance.
La suite du texte est même une preuve que Jésus voulait une interprétation symbolique et spirituelle de cet événement: en Marc 8:14 les disciples sont dans une barque ennuyés d'avoir oublié le casse croûte. Jésus à ce moment leur dit: « gardez vous du levain des pharisiens » ce qui a, là, un sens évidemment symbolique, comparant comme à son habitude l'enseignement à un levain. Les disciples, eux, prennent cela au pied de la lettre en pensant que Jésus leur indique dans quelle boulangerie acheter leur casse-croûte... alors le Christ essaye de leur faire comprendre que son langage était symbolique. Il leur dit alors : « ne comprenez-vous pas? Avez-vous le cœur endurci ? Et n'avez-vous point de mémoire ? Quand j'ai rompu les cinq pains pour les cinq mille hommes, combien de paniers pleins de morceaux avez-vous emportés? Douze, lui répondirent-ils. Et quand j'ai rompu les sept pains pour les quatre mille hommes, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? Sept, répondirent-ils. Et il leur dit: Ne comprenez-vous pas encore? » Montrant bien qu'il y a quelque chose à comprendre dans les multiplications des pains, que les nombres permettent de comprendre de quoi il s'agit, et qu'il n'y est certainement pas question de pains matériels...
On pourrait ainsi multiplier les exemples... à chaque fois, bien sûr l’important est le sens spirituel, le seul que nous puissions vraiment réutiliser pour nous dans notre vie d’aujourd’hui, à moins de croire que Dieu va remplacer les médecins, nous éclairer à la place du courant électrique, nous sauver en cas de naufrage comme dans le Titanic en nous faisant marcher sur l’eau, et nourrir tous les enfants d’Afrique qui meurent de faim en multipliant les pains...
La question reste alors de savoir ce qui s’est vraiment passé. C’est une question que l’on peut éluder. Peu importe, l’important, c’est ce qui peut se passer aujourd’hui dans ma vie. Mais historiquement on peut avoir un avis même s’il ne change rien au sens spirituel. Là, la palette est large. Certains pensent que ça c’est bien passé comme c’est écrit : il y a eu miracles. D’autres sont allés jusqu’à dire que l’Evangile n’était qu’une sorte de roman symbolique et mythologique. On peut avoir une position plus nuancée en affirmant qu’il y a eu certainement sous chaque récit évangélique un événement véritable, l’Evangile n’a, ni « menti », ni « inventé ». Mais c’est souvent la manière de présenter l’événement qui montre quelque chose de rationnel comme un miracle. Sans doute, aussi y a-t-il dans l’Evangile une part d’amplification et d’embellissement des événements, mais des événements ont certainement été bien là. Reste que le rapport au réel rationnel et à l’événement vu comme une réalité historique ou journalistique n’était évidemment pas la même qu’aujourd’hui. Il ne faut donc pas lire l’Evangile avec des critères de vérité qui sont les nôtres et qui n'étaient pas ceux des rédacteurs.
Même en français, la Bible reste un texte à traduire.
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