Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002
Les écrivains face à Dieu
Simone WEIL
Par Alain Houziaux
> La pensée religieuse et mystique de Simone Weil continue à fasciner un large public. Et, pourtant, on ne peut vraiment pas dire que cette pensée soit dans l'air du temps.
En effet, on demande en général à la religion de donner un sens à la vie et d'être une école de consolation et de "positivité" (comme on dit maintenant). Et, a contrario, Simone Weil écrit : "Que la lumière éternelle donne non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison" (Cahiers III).
On ne rêve que d'un Dieu qui bénisse et valorise sa créature. Et elle écrit : "Je dois... refuser l'existence qui m'a été donnée". "Notre péché consiste à vouloir être et notre châtiment est de croire être. L'expiation est de vouloir ne plus être et le salut pour nous consiste à voir que nous ne sommes pas" (La connaissance surnaturelle).
On rêve d'échapper à la mort. Et elle écrit : "Il n'y a pas d'amour de la vérité sans un consentement total, sans réserve à la mort" (Attente de Dieu).
Et on pourrait multiplier les exemples. Et c'est pourquoi, on peut effectivement se demander : pourquoi cet engouement persistant pour la pensée de Simone Weil ? Je tenterai une réponse. Il y a, me semble-t-il, en chacun de nous, deux demandes qui paraissent contradictoires. D'une part, c'est vrai, nous cherchons dans la religion et en Dieu une consolation, une compensation, une aide pour vivre et pour mourir ; nous avons besoin que l'on nous berce de mirages, de miracles, et de merveilles. Mais, d'autre part, à côté de ce besoin de consolation, il y a aussi, en nous, une exigence pour "la vérité", celle du tragique et du non-sens de la vie, et pour l'articulation de cette vérité avec une référence à Dieu. Et c'est pour cela que, lorsque nous rencontrons une pensée qui pense cette contradiction, nous en sommes fascinés. La radicalité de Simone Weil nous effraie et, cependant, elle se montre à nous comme une évidence et une lumière.
Ainsi, ce qui me frappe à propos de Simone Weil, c'est qu'elle a permis à beaucoup de comprendre ce que signifie "Dieu" alors qu'elle s'oppose au Christianisme orthodoxe sur des points fondamentaux : négation du Dieu créateur, du Dieu incarné, du Dieu personnel et même du Dieu amour. Il y a chez elle une forme d'athéisme purificateur. Mais c'est peut-être cette radicalité qui "sauve" Dieu, et, paradoxalement, nous fait découvrir la vérité de Dieu.
> Ce qui est extraordinaire chez elle, c'est qu'elle ait pu tenir un discours profondément iconoclaste au sein d'un discours affirmatif, je dirais même tranquillement affirmatif.
Ses formules "tombent" avec une sorte de magistrale évidence. Je crois que c'est en cela que réside sa force. Chez elle la tranquillité platonicienne et mystique est toujours première par rapport à la radicalité critique. Même quand elle détruit, une à une, toutes les compensations que nous nous inventons par notre désir et notre imagination, elle ne choque pas, parce qu'elle le fait avec une sorte de sérénité lumineuse et sécurisante.
Pour elle, c'est l'évidence de Dieu qui, d'elle-même, abolit les fantasmes et les images que nous nous forgeons de Lui par notre imagination.
> Ce qui me touche aussi chez Simone Weil, comme chez Paul Valéry, c'est sa fascination de la pureté, de l'impersonnel et du non-être.
S'effacer, dit-elle, pour cesser d'être un tiers importun qui gêne les échanges de Dieu et du monde et qui "souille le silence du ciel et de la terre" (La Pesanteur et la grâce). Il y a chez elle une fascination de la dé-création du moi. "Il faut détruire en l'âme tout ce qui ne colle pas à la lumière" (La Connaissance surnaturelle).
Pour Simone Weil, c'est le vide et le silence qui comblent le cœur, le regard et le besoin des sens.
Son poème "La porte" le montre bien. "La porte en s'ouvrant laissa passer tant de silence que… seul l'espace immense où sont le vide et la lumière fut soudain présent de part en part, combla le cœur et lava les yeux presque aveugles sous la poussière".
Cette "contemplation à vide" et "du vide" est proche de celle de Valéry. Il y a chez Simone Weil et Paul Valéry une même mystique de la pureté du vide et de sa transparence diaphane.
Valéry écrit : "Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines" (Narcisse parle). Et aussi dans ses Cahiers : "Je ne vois pas ce que je vois mais le lieu même du visible… C'est en quoi le mystère vrai est bien la lumière même… Tout l'univers n'est qu'une seule bulle dans la pureté générale de l'espace." (1)
Simone Weil et Paul Valéry nous montrent ce que signifie "être mystique". Etre mystique, c'est voir l'invisible à travers le visible. Le regard du mystique voit au-delà de ce qui apparaît au regard. Ce sur quoi se porte son attention, c'est sur le silence, le vide et la lumière, comme si le réel, opaque et lourd, était une "porte" qui s'ouvrait d'elle-même sur l'infini du vide et la lumière de l'au-delà.
> Une dernière question à propos de Simone Weil. Péguy considérait que tout commençait en mystique et que tout finissait en politique. En fait, on peut se demander si, pour Simone Weil, ce n'est pas plutôt l'inverse. Elle a commencé par être très engagée politiquement. En effet, on peut considérer que jusqu'à l'âge de 22 ans, elle a été une révolutionnaire marxiste-léniniste. Puis, dans un second temps, elle critique l'idée de révolution, constatant que toute organisation humaine, même née d'une révolution, devient oppressive. Enfin, elle en vient à critiquer la volonté de considérer comme sacrés les Droits de l'Homme. Et certains ont pu considérer que, à la fin de sa courte vie (elle est morte à 34 ans), elle était devenue "réactionnaire".
Apparemment "tout se passe comme si sa quête de l'absolu, insatisfaite dans l'engagement politique, mais s'accomplissant dans l'expérience religieuse conduisait Simone Weil à abandonner un engagement et une réflexion politique devenus sans objet" (2). Mais, c'est là incontestablement une manière caricaturale de voir son itinéraire (3) et la position qu'elle défend dans L'Enracinement, son dernier ouvrage. En fait, lorsqu'elle critique la volonté de considérer comme sacrés les Droits de l'Homme et lorsqu'elle propose une Déclaration des Devoirs et non des droits, elle vise plutôt à mieux fonder ces Droits et ces Devoirs dans un Absolu de nature religieuse.
Il n'en reste pas moins que l'évolution de Simone Weil pose une vraie question. Peut-on être mystique tout en restant révolutionnaire, laïque et progressiste ? Peut-on être mystique sans devenir sceptique quant à la fonction du politique ? Simone Weil et Péguy donnent incontestablement deux réponses différentes à cette question.
Alain Houziaux
(1) Cf Geneviève Lanfranchi, Pureté valéryenne et mystique pure, in Cahiers Simone Weil, septembre 1983.
(2) Patrice Roland, Cahiers Simone Weil, décembre 1983.
(3) Patrice Roland le montre bien dans son article.