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Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002

Les écrivains face à Dieu

 

Victor HUGO

Par Alain Houziaux

 

Je voudrais dire pourquoi Victor Hugo intéresse le pasteur que je suis. En 1853-54, à l'époque où il a rédigé "Ce que dit la bouche d'ombre", le dernier texte de ses Contemplations, Victor Hugo a écrit, comme une sorte de brouillon, trois pages en prose qu'il n'a jamais publiées et qui exposent sa "métaphysique". 

Dans ce texte, Victor Hugo explique que notre monde doit être nécessairement imparfait et inclure une part d'ombre et de mal. En effet, le Dieu parfait (Victor Hugo dit "la perfection") ne pouvait que créer un monde imparfait.

Si Dieu avait créé un monde parfait, ce monde serait "resté en Dieu", et il n'aurait pas été une création distincte de Dieu.

En effet, écrit-il, "si la perfection avait créé la perfection, ce qui aurait été créé se serait confondu avec elle-même (c'est-à-dire la perfection). Toutes ces créations seraient rentrées en elle et, pour mieux dire, n'en seraient jamais sorties. Pour créer quelque chose, il a fallu que la perfection crée ce qui n'était pas elle. Or ce qui n'est pas la perfection, c'est l'imperfection. Donc la création, c'est l'imperfection." 

Et il reprend cette idée dans "Ce que dit la bouche d'ombre" : "Dieu n'a créé que l'être impondérable. Il le fit… imparfait ; sans quoi…, cette perfection, dans l'infini perdue, se serait avec Dieu mêlée et confondue, et la création, à force de clarté, en lui serait rentrée et n'aurait pas été" (1).

Et dans son texte en prose, Victor Hugo poursuit : "Ce qui distingue la création du créateur, c'est qu'elle est mélangée de matière… La matière est le signe de l'imperfection… 
La perfection, c'est l'absolu. La perfection n'a pas de degré.
L'imperfection, c'est le relatif. C'est le multiple. Le relatif a des degrés…
Puisque le relatif a des degrés, l'imperfection a créé l'imperfection. Il y a deux imperfections, dont la première engendre la seconde : l'imperfection-être, à savoir la création, et l'imperfection-action, à savoir le mal… 

Le mal tend à éloigner la création de Dieu en augmentant la matière. Le poids de la matière grossissante fait tomber de plus en plus la création dans l'ombre, dans la faute et dans le mal…"

Ainsi, ces quelques pages de Victor Hugo donnent une explication au fait qu'il y ait du mal dans la création, et ce bien qu'elle ait été créée par un Créateur parfait.

Et cette théorie de Victor Hugo a été pour moi une sorte d'illumination la première fois que je l'ai découverte sous la forme d'une citation du poème "Ce que dit la bouche d'ombre".

Cette théorie permet de comprendre que notre monde et son histoire soient nécessairement taillés dans l'imperfection et dans l'"ombre", on pourrait dire taillés "dans du bois courbe". On retrouve le verset de I Jean 5,19 : "Le monde entier est tout entier posé dans le mal".

L'écart entre la perfection de Dieu et l'imperfection du monde est nécessaire. "Sinon la création, à force de clarté, en Dieu serait rentrée et n'aurait pas été".

Il y aurait donc une sorte de péché originel qui serait inhérent à la création elle-même (et, en conséquence, à l'humanité elle-même). La création est en elle-même une chute.

On retrouve cette intuition chez les théologiens platonisants comme St-Augustin et Simone Weil (2). On peut dire que la création est imparfaite parce qu'elle est taillée dans la matière et aussi dans le temps. Il y a un écart nécessaire entre Dieu et le monde (3).

Cette conception est parfaitement compatible avec le récit biblique de Genèse 1. Selon ce récit, Dieu crée le monde à partir d'un "tohu-bohu" primitif et celui-ci peut être considéré comme une sorte de matière primitive et informe. De la même manière qu'un potier crée son amphore à partir d'une glaise primitive et informe, Dieu crée le monde à partir du "tohu-bohu". Le récit biblique ne précise pas l'origine de ce "tohu-bohu".

Et, même avant la Kabbale (4), la théologie juive a toujours considéré que ce tohu-bohu restait présent dans notre monde (tout comme la glaise à partir de laquelle un potier élabore son amphore, reste présente dans l'amphore). Et c'est pourquoi ce tohu-bohu se manifeste dans la création effectuée par Dieu sous forme de créatures monstrueuses (Béhémoth et Léviatan) et de démons, et ce de la même manière que la matière de l'argile qu'utilise le potier peut se manifester dans l'amphore qu'il fabrique sous forme de grumeaux et de défauts (5). 

Ainsi, pour la Bible, le mal n'est pas voulu par Dieu. Il y a du mal dans le monde parce que le monde a été créé à partir du tohu-bohu. Et ce tohu-bohu continue à mettre du tohu-bohu dans le monde.

Mais, pour Victor Hugo, même si le mal et la matière tendent à éloigner la création de Dieu, la création et en particulier l'homme gardent le souvenir du centre lumineux dont ils sont issus. La lumière de Dieu reste pour eux une sorte d'aimant qui les attire. Dieu est derrière tout, tout cache Dieu, mais tout est aimanté par Dieu.

Satan lui-même aime Dieu, c'est le thème de La Fin de Satan. Car avant de tomber dans le gouffre de sa chute, assujettissant le monde et l'humanité à cette chute, il a laissé l'une de ses plumes au ciel de Dieu.

Ainsi, pour Victor Hugo, l'homme se souvient des cieux dont il a été écarté par l'insondable et nécessaire dessein divin. Dans sa déchéance, l'homme conserve en son âme quelque réminiscence du ciel qui s'est éventré pour lui donner naissance. Il se souvient de la "plume" qu'il y a laissée. Et il dit de Dieu "Je l'aime d'être bon, moi qui suis le mauvais" (La Fin de Satan).

C'est le fait que l'homme ait conscience de sa déchéance qui prouve qu'il se souvient qu'il est issu de Dieu. L'homme est une cendre d'étoiles qui toujours tente de remonter la trace de son feu.

Ainsi, la preuve de Dieu se fait par les abîmes (L'Âme).

C'est le fait qu'il y ait de l'ombre qui prouve qu'il y a de la lumière. Comme le dit Valéry, "rendre la lumière suppose d'ombre une morne moitié" (La Jeune Parque).

Alain Houziaux

 


(1) La Kabbale exprime un peu la même idée mais différemment. L'Infini se retire en lui-même pour devenir transcendant et distinct de ce qu'il a créé. Autrement dit Dieu se retire en sa perfection pour laisser place à l'imperfection.
Même si l'on ne peut pas dire avec certitude que Victor Hugo a été influencé par la Kabbale, on peut cependant noter que, de 1836 à 1852, il a rencontré à plusieurs reprises le kabbaliste juif Alexandre Weill.

(2) Simone Weil fait la différence entre le Bien qui est Dieu et la nécessité qui conduit le monde.

(3) On peut dire que le "péché" inhérent au monde rend compte de cet écart ; en effet "pécher" signifie, étymologiquement "manquer la cible" et donc "être en écart".

(4) La Kabbale est une philosophie juive qui est apparue au Xve siècle avant Jésus-Christ. Son œuvre principale est Le Zohar.

(5) Comme le dit Péguy qui reprend cette image du Dieu-potier "la glaise était trop molle et la matière impure, Seigneur, pour supporter l'effort de votre pouce" (Eve, Strophe 417).