Conférences de l'Étoile - étés 2001/2002
Les écrivains face à Dieu
Fiodor DOSTOÏEVSKI
Par Alain Houziaux
Ce qui me poursuit chez Dostoïevski, c'est le Prince Mychkine, l'"Idiot". Dostoïevski lui-même dit que c'est une figure du Christ. Ce Prince est un malade, et il finira par mourir de sa maladie. Et sa maladie, c'est d'être vulnérable aux contagions, comme le Christ. Le Prince a tellement la peau à fleur de chair et la chair à fleur de peau qu'il est sensible à la moindre contagion du mal. Sa sainteté, c'est d'être sensible à la contagion du mal. Il n'a aucune carapace, aucune protection, aucune défense ; en un mot, il n'a aucun amour-propre. Il est entièrement ouvert à autrui, c'est-à-dire à la contagion d'autrui. Il est incapable de se débarrasser des parasites et des teigneux qui encombrent la terrasse de sa villa. Et ces parasites, tel Lebedev, le rongent et le cancérisent jusqu'à gangrener sa sainteté et sa pureté. Ainsi le Prince peut même en devenir mauvais à force d'être bon.
Ainsi, pour Dostoïevski, tout comme d'ailleurs pour Nietzsche, la psychologie du Rédempteur, c'est d'être accessible au mal et au mauvais. Et c'est pourquoi, le Prince ne peut mener à bien jusqu'au bout sa mission rédemptrice : il a été miné de l'intérieur par la maladie que ses amis lui ont transmise lorsqu'il tentait de les guérir. De même, Jésus, d'une certaine manière, est devenu "lépreux" lui-même parce qu'en touchant les lépreux pour pouvoir les guérir, il a pris sur lui et en lui le mal qui les rongeait (Marc 1,40-45 (1)). Le Christ est mort, à 33 ans, gangrené par la maladie de ceux qu'il a sauvés. Et ainsi, il a cessé de pouvoir sauver les hommes, les lépreux et les pécheurs. Il est devenu "péché" à cause d'eux. Il est mort pour leurs péchés et par leurs péchés. Il est devenu "maudit" (Galates 3,13) par le fait même de sa tâche rédemptrice.
Ainsi la question que cela pose, c'est celle de la possibilité de la "sainteté jusqu'au bout", c'est-à-dire de la sainteté qui peut rester sainte. La vraie sainteté implique-t-elle qu'elle se laisse gangrener par le mal ? La sainteté est-elle auto-falsificatrice ?
Cette même question, on la retrouve à propos de la "Légende du Grand Inquisiteur" racontée dans Les Frères Karamazov. Au 14ème siècle de notre ère, Jésus réapparait à Séville. Selon Berdiaeff, il est l'apôtre de la liberté sans conditions. Il rend les gens libres, mais il les rend malheureux. Les boutiquiers quittent leurs échoppes, les sabotiers leurs épouses. Ils sont libres, mais malheureux. En fait, la prédication de Jésus était trop sainte, trop pure, trop inconditionnelle. Le Grand Inquisiteur fait arrêter Jésus au nom du droit du peuple à être heureux sans avoir à être libre. Il reproche à Jésus de ne pas avoir consenti à ce que lui proposait Satan au désert : multiplier les pains, faire des miracles, et prendre le pouvoir. Il considère en effet que les hommes ont le droit d'être heureux sans être libres, c'est-à-dire en étant aliénés, par l'Eglise, à l'opium du pain, des miracles et de la soumission à l'autorité.
Au terme de son échange avec le Grand Inquisiteur, le Christ baise les lèvres glacées du Grand Inquisiteur et s'en va. Consent-il à ce qu'a dit le Grand Inquisiteur ? A-t-il, une fois encore accepté d'être contaminé par le mal, c'est-à-dire par le discours du Grand Inquisiteur ? A-t-il consenti à ce que le peuple soit heureux grâce à l'opium de la religion ? (2) A-t-il consenti à ce que son Royaume, celui de la liberté, ne soit pas de ce monde ?
Peut-on dire aussi qu'en se laissant crucifier sur la Croix et en s'absentant de ce monde lors de l'Ascension, Jésus a lui-même octroyé aux hommes le droit d'être heureux sans lui, et à l'Eglise le droit et peut-être le devoir de se perpétuer selon la religion du Grand Inquisiteur ? C'est peut-être ce qu'il a voulu signifier lorsqu'il a dit : "Il vous est avantageux que je m'en aille" (Jean 16,7).
Mais ce qu'il importe aussi de noter, c'est que le Grand Inquisiteur refuse de mettre à mort une nouvelle fois le Christ. Il lui rend la liberté et il lui donne ainsi la possibilité et le droit de réapparaître peut-être hors de l'Eglise. Même s'il estime que le Christ doit être exclu de l'Eglise, il considère aussi que l'Eglise, cependant, ne peut persister que grâce au Christ. Certes les hommes ont le droit de refuser la liberté, mais ils n'ont ce droit que par la grâce du Christ.
Peut-être le vrai message du Christ ne survit-il qu'hors de l'Eglise officielle, par les hérésies libertaires et utopistes, par exemple. Mais pour que ces hérésies puissent apparaître, et ainsi sauver le Christ, encore faut-il que cette Eglise puisse se perpétuer, et sans doute ne peut-elle le faire qu'en défigurant et en excluant le Christ. Pour qu'il y ait des hérésies qui puissent prêcher le vrai message du Christ, il faut qu'il y ait aussi des Eglises qui composent avec lui.
Si l'Eglise avait été vraiment fidèle à l'esprit du Christ, il est probable qu'elle aurait disparu depuis longtemps, et que de ce fait la prédication du Christ aurait été perdue à tout jamais.
Alain Houziaux
(1) Comme le lépreux avant qu'il ne soit guéri, Jésus ne peut plus rentrer dans les villes et il finira sur la croix, à l'écart de Jérusalem.
(2) Certains indices pourraient laisser supposer que cette lecture est bien celle que Dostoïevski voulait donner de sa Légende (Cf Lettre du 19 mai 1879 de Dostoïevski à Constantin Pobedonostev, cf Eltchaninoff, Dostoïevski).