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Archives-Reflexions

Le Grand Inquisiteur a-t-il raison ?

 

Sagesse ou passion ?

L'Église Chrétienne a souvent fait le choix d'une pseudo sagesse contre celui de la passion prophétique. Dès qu'elle a pu, elle s'est institutionnalisée, dogmatisée et armée de façon à dominer les masses. Depuis ses origines, elle s'est alliée au pouvoir temporel. Et ce en contredisant la "passion" de Jésus-Christ, c'est-à-dire son message radical, utopique et fougueux. Oui, il faut le reconnaître, le christianisme s'est perverti dès qu'il a cessé d'être une passion prophétique. Dès qu'il a cessé d'être une subversion, il est devenu une oppression.

 

Mais peut-être a-t-il eu raison !

Oui, posons la question: le christianisme a-t-il eu raison d'opter pour cette pseudo sagesse contre la passion ? La "Légende du `Grand Inquisiteur" de Dostoïevski pose ce problème dans toute sa radicalité.

Sous l'Inquisition, au XVe siècle, Jésus réapparaît à Séville et, de nouveau, comme il l'avait fait quinze siècles plus tôt, il prêche la passion, l'utopie, la liberté, le non-conformisme, le refus de l'installation bourgeoise. Certains le reconnaissent. Les cordonniers ferment leur échoppe, quittent femme et enfants pour le suive. Les banquiers distribuent leurs biens aux pauvres, Les gendarmes remettent leur épée au fourreau. C'est l'anarchie et le désordre. Le Grand Inquisiteur fait arrêter Jésus et le fait conduire dans une geôle. Venu lui rendre visite, il lui dit: "Pourquoi reviens-tu nous troubler ? Nous avions assagi ton message ! Nous avions fait du Christianisme un message utile à la quiétude de tous. Nous en avions fait une école de sagesse, de résignation, d'ordre public et sans doute de bonheur. Maintenant, enfin, les gens sont heureux et débonnaires. Si tu restes à Séville, ils deviendront pauvres, errants et fiévreux.

 

La passion ne fait que du mal.

Tu as eu ton temps. Si tu souhaites que ton nom puisse continuer à être invoqué, il faut que tu nous laisses faire sans toi. Va-t'en !" Et, ô surprise, Jésus, après avoir entendu le Grand Inquisiteur, "baise ses lèvres glacées" et quitte la ville. Aurait-il compris que le Grand Inquisiteur avait raison ?

 

Le Grand Inquisiteur avait-il raison ?

On peut aborder cette question de deux manières différentes.

Premièrement, un Christianisme sage et apaisant est-il préférable à l'enseignement de Jésus-Christ, quelque peu anarchiste et déstabilisateur ? Il n'est pas facile de répondre à cette question surtout si l'on veut être tout à fait honnête. C'est vrai que la foi telle que la prêche Jésus-Christ ne rend pas forcément heureux alors que la sagesse telle que l'enseignaient les stoïciens ou l'Église au Moyen Age pouvait sans doute y concourir. Reconnaissons-le, pour ce qui est du bonheur, la sagesse, et surtout la pseudo sagesse, vaut sans doute mieux que la passion.

Mais ce qui m'étonne, c'est ceci. S'il est vrai que la "sagesse" vaut mieux que la passion, pourquoi le Christianisme, même en devenant une école de sagesse, a-t-il continué à vouloir se fonder sur la prédication passionnée de Jésus ? Pourquoi, par exemple, le pain eucharistique de la consolation et de l'ordre moral dispensé par l'Église a-t-il continué à être identifié au Corps du Christ déchiqueté par sa passion ? Je tente une réponse. C'est parce que, même si nous aspirons à la sagesse et au confort d'une vie médiocre mais tranquille, nous savons bien, au fond de nous-mêmes, que la vérité (oui, j'ose ce mot) et même la vraie vie sont du côté de l'héroïsme tragique et passionné. Et c'est pourquoi, il fallait que la passion du Christ reste présente, de manière sous-jacente, sous l'opium dispensé par l'Église.

Deuxièmement, le Grand Inquisiteur a-t-il eu raison de dire que c'est, en fait, l'Église et sa sagesse qui ont sauvé et continuent à sauver de l'oubli Jésus-Christ et sa prédication passionnée ?

A première vue, oui ! En effet, il faut sans doute reconnaître que si nous pouvons, encore aujourd'hui, entendre la prédication de Jésus, avec sa radicalité révolutionnaire, c'est justement parce que l'Église a pu perdurer, grâce à ses reniements de ce même Jésus. Étrange paradoxe.

Mais, en fait, il faut répondre : non ! Car, en fait, si nous pouvons encore entendre aujourd'hui la voix passionnée de Jésus-Christ, ce n'est pas à cause de la force des institutions et des inquisiteurs, mais c'est bien plutôt grâce à quelques individus atypiques, qui, au sein de l'Église (ou quelque fois hors de l'Église), ont continué à prêcher la passion subversive de Jésus. Les figures qui ont fait réellement perdurer l'esprit du Christianisme, ce sont celles de St François d'Assise, de Sainte-Thérèse de Lisieux, du Padre Pio et de Martin Luther King.

Si les Églises ont continué à véhiculer l'esprit des Béatitudes et la passion du Magnificat, elles l'ont fait malgré elles.

Si l'Évangile continue à être prêché aujourd'hui, c'est parce qu'il persiste à faire éclater la châsse où les Églises l'enferment. Jésus-Christ, ainsi que bien d'autres passionnés, continuent, aujourd'hui encore, à être crucifiés par la "sagesse" des institutions ecclésiastiques. Mais, c'est sans doute à cause de cette crucifixion-même que leur message continuera à ressusciter aux siècles des siècles.

Alain Houziaux
Extrait de "Sagesse ou passion ? Les conflits de la morale" qui vient de paraître aux éditions Albin Michel.