Conférences de l'Étoile - novembre-décembre 2002
La vie, le destin et l'amour
PEUT-ON SE REMETTRE D'UN MALHEUR ?
Peut-on se remettre d'un malheur ? Pour aborder cette question, je partirai de trois exemples bibliques.
Le deuil de David.
L'attitude de David, lorsqu'il perd le premier enfant qu'il a eu avec Bethsabée, sa maîtresse, est tout à fait déconcertante. Tant que son fils est agonisant, il jeûne et manifeste la plus extrême affliction. Mais dès qu'il apprend que l'enfant est mort, il demande qu'on lui serve un repas. "Il se relève de terre et il mange". Et il s'explique ainsi : "oui, quand l'enfant vivait encore, je jeûnais et je pleurais. Et je me disais : qui sait ? le Seigneur aura peut-être pitié de moi, et l'enfant vivra. Mais, maintenant qu'il est mort, à quoi sert de jeûner ? Je ne pourrai pas le faire revenir à la vie !" (II Samuel 12, 15-24).
Il faut se rappeler les circonstances de ce deuil. Bethsabée, la femme d'Urie, est devenue la maîtresse de David. Elle attend un enfant de lui. David tente de faire endosser à Urie la paternité du fils adultérin qu'il va avoir de Bethsabée. Mais, n'y parvenant pas, il s'arrange pour qu'Urie meure au combat, en demandant aux troupes d'Urie de battre en retraite en laissant Urie seul. C'est alors qu'intervient le prophète Nathan qui fait prendre conscience à David de l'horreur de son forfait et lui annonce le châtiment : l'enfant adultérin mourra.
Après la mort de l'enfant adultérin, David cesse donc son jeûne. Bien plus, il va de nouveau vers Bethsabée. Et Bethsabée donne le jour à Salomon. Et le texte biblique ajoute : Le Seigneur aime Salomon et c'est pourquoi Salomon est appelé "aimé du Seigneur". Ainsi Dieu entérine le fait que David se soit si rapidement remis de son deuil.
Et la question posée, c'est : David avait-il le droit de se remettre si rapidement de son malheur ?
La révolte de Job.
L'attitude de Job, lorsqu'il perd ses enfants et ses biens, est également étonnante. Il se révolte contre Dieu. Il trouve que le malheur qui lui tombe dessus est injuste. Il ne l'accepte pas. Il considère que Dieu a tort de le lui envoyer.
On peut dire qu'il se remet de son malheur par la révolte. Il en vient à sommer Dieu de s'expliquer comme devant un tribunal. (Job 31, 35-40).
De même, il est tout à fait souhaitable que ceux qui sont atteints par le malheur, comme Job par exemple, crient contre Dieu, se révoltent, hurlent que cette souffrance n'a pas de sens, qu'elle est injuste… jusqu'à ce qu'ils aient fait leur deuil. Alors leur violence apaisée, ils se sentiront plus doux et plus indulgents et ils reviendront vers leur Dieu en projetant sur lui leur apaisement retrouvé.
C'est ce qui se passe pour Job. A la fin du livre de Job, Dieu finit par répondre à Job. Il lui montre que l'univers tout entier est à la fois magnifique, plein de risques et de liberté, mais que le cours des choses ne peut que rester incompréhensible à l'homme.
Alors, Job reconnaît alors qu'il a parlé de "choses qui le dépassent" et qu'il n'y a aucune explication au malheur. Il reconnaît que tout est dans la main de Dieu. Il est apaisé et il se réconcilie avec Dieu.
A la fin du livre, Dieu condamne ceux qui veulent donner des explications rationnelles ou théologiques au malheur et félicite Job pour son attitude. Et Dieu rend à Job prospérité et postérité.
Et la question que pose ce récit, c'est celle-ci : faut-il vraiment chercher la signification du malheur ? Faut-il en tirer des leçons ? La révolte contre le malheur et même contre Dieu n'est-elle pas la seule attitude légitime ? La révolte n'est-elle pas la meilleure manière de faire son deuil ?
La résurrection des disciples après la mort de Jésus.
L'attitude des disciples après la mort de Jésus est également surprenante.
Tous les disciples de Jésus (sauf peut-être Jean) ont laissé tomber Jésus au moment de son procès et de sa crucifixion. Et pourtant il semble qu'ils n'éprouvent aucune culpabilité pour leur attitude. En fait, les disciples ne considèrent en aucune manière la crucifixion de Jésus comme un malheur. Ils vont prêcher Jésus ressuscité mais aussi Jésus crucifié comme l'annonce d'une délivrance et d'un salut. La mort de Jésus aurait pu être ressentie comme une sorte de rappel de la faute des disciples et comme une démonstration du péché des hommes. Mais il n'en est rien. Elle est, bien au contraire, proclamée comme l'événement qui atteste la rémission des péchés et la grâce de Dieu pour les pécheurs. Singulier renversement !
Et la question que pose l'attitude des disciples, c'est celle-ci : un malheur peut-il être proclamé comme une délivrance ? Comment les disciples ont-ils pu avoir le front de considérer la mort de Jésus comme une délivrance alors qu'ils auraient pu s'en tenir pour responsables ?
A-t-on le droit de se remettre du malheur ?
Au fond, la vraie question, ce n'est pas : Peut-on se remettre du malheur ? C'est : A-t-on le droit de se remettre du malheur ?
> David avait-il le droit de se remettre si facilement de la mort de son fils ? Son attitude nous apparaît d'autant plus scandaleuse qu'il était coupable de cette mort.
Au fond, pensons-nous, dans cette affaire, c'est David qui aurait dû mourir, et non pas son fils (1).
Cette réaction de notre part est significative. En effet, il n'est pas si rare que l'on éprouve une sorte d'agressivité à l'égard de celui qui survit à la mort de l'un de ses proches, et ce même s'il n'est ni responsable ni coupable de cette mort. Ou, du moins, on ne le plaint que pour autant qu'il porte le deuil. Mais si le survivant se remet trop facilement ou trop ouvertement de son malheur, il peut susciter des réactions de rejet.
Si une veuve se remarie trop rapidement après la mort de son premier mari, cela est mal vu. En Inde, les veuves devaient accepter d'être brûlées après la mort de leur mari. Et en Chine et au Japon, les soldats devaient se faire hara-kiri à la mort de leur empereur.
Ainsi l'éducation et la morale refusent souvent et par principe que l'on puisse se remettre d'un deuil et qu'il puisse y avoir des voies de guérison.
Et pourtant, même si la morale le réprouve, beaucoup de survivants (d'endeuillés) se remettent de leur malheur. Cyrulnik (2) note qu'il y a assez souvent une certaine ambivalence chez ceux qui éprouvent la perte d'un proche (celle de son père ou de sa mère par exemple). La perte de ce proche suscite chez le survivant des sentiments contradictoires. "J'ai beaucoup pleuré la mort de ma mère car je l'aimais beaucoup mais je me sentais libre car je n'avais plus à réaliser ses désirs". Et cette libération permet un "décollage de la créativité". Ce décollage de la créativité après la mort du père a été semble-t-il particulièrement net chez Proust, Freud et Max Weber. On peut même dire que leur créativité a pris appui sur leur refus de toute culpabilité, et même de tout deuil.
De même, on peut dire que pour David, c'est son refus presque violent et provocateur de poursuivre son deuil qui lui a donné l'audace d'aller de nouveau coucher avec Bethsabée pour avoir un autre fils, comme une sorte de revanche.
> Et chez Job, il y a eu également un refus explicite de se sentir coupable qui se double d'un procès fait à Dieu : "Je suis toujours révolté contre Dieu... je voudrais bien savoir où Dieu se trouve ! j'irai jusqu'à sa maison...j'aurai beaucoup de reproches à lui faire (Job 23,1-4)". Et Job doit son salut à cette révolte "œdipienne" contre le Père et contre son malheur.
A propos de la révolte de Job contre son malheur, j'ajoute ceci. Si nous nous révoltons contre Dieu, lorsqu'un malheur nous tombe dessus, cette révolte est légitimée et acceptée par Dieu lui-même, et ce parce qu'elle est libératrice et parce qu'elle témoigne d'une forme de résurrection. Dieu accepte d'être considéré comme une sorte de bouc émissaire, tout comme Jésus-Christ lui-même a accepté d'en être un. Et Dieu accepte notre révolte tout simplement parce que c'est lui qui insuffle cette révolte et qui nous donne la force de nous révolter. Dieu nous associe ainsi à sa propre révolte contre le mal, le malheur, le Malin.
> Pour ce qui est des disciples de Jésus, on peut se demander s'ils n'ont pas été, eux aussi, au bénéfice d'une sorte de "décollage de créativité" (de créativité missionnaire et théologique en particulier) après la mort de Jésus. Certes le Nouveau Testament impute ce décollage de l'Eglise primitive non à la mort de Jésus mais à sa résurrection. Mais il faut cependant noter que la Pentecôte (c'est-à-dire le décollage de l'Eglise) a surgi après le départ définitif de Jésus, lors de l'Ascension. D'ailleurs Jésus lui-même avait prophétisé "Il est avantageux pour vous que je m'en aille" (Jean 16,7), et ce pour que l'Esprit vienne en vous. On peut ajouter qu'il y a eu chez les disciples une négation de toute responsabilité et de toute culpabilité à propos de la mort de Jésus (la faute a été rejetée sur les Juifs). Le fait qu'ils aient abandonné Jésus n'a plus jamais été évoqué. C'est peut-être à cause de ce refus de se sentir coupables que les disciples de Jésus ont pu oser considérer la crucifixion de Jésus comme une délivrance du péché et de la culpabilité.
> On peut donc constater que, dans les trois exemples que nous citons, il est fait état d'un droit à la rémission du malheur.
Le message du texte sur le deuil de David, c'est : ne pas s'arrêter au malheur sans vouloir en sortir. Celui du texte de Job, c'est : ne pas se culpabiliser du malheur. Et celui de l'évolution des disciples de Jésus, c'est : retourner le malheur.
La sortie du malheur se fait par une sorte d'esprit de revanche (David), par un procès en responsabilité fait à Dieu (Job), par la métamorphose du malheur en mode de salut (les disciples de Jésus).
"Ne nous induis pas dans la tentation mais délivre nous du Malin".
Je le sais, la thèse que je soutiens peut paraître contestable et même provocante. Mais, à mon sens, la dernière demande du Notre Père va dans le même sens. Cette dernière demande, c'est "Ne nous induis pas dans la tentation, mais délivre-nous du mal".
Par cette demande, Jésus nous apprend à prier : Ô Dieu, fais que nous ne soyons pas "tentés" de vouloir rester dans le malheur. La tentation dont parle le Notre Père, c'est peut-être celle de rester dans le malheur. Et cette demande du Notre Père est tout à fait pertinente et nécessaire. En effet nous considérons souvent que nous n'avons pas le droit de nous remettre du malheur. Nous considérons que vouloir être délivrés du mal et du malheur est en fait une faute. Nous sommes souvent "tentés" de croire que le fait de rester dans le malheur est un devoir moral et religieux. Et nous sommes tentés de croire que c'est Dieu lui-même qui nous demande de ne pas nous remettre du malheur.
En effet, notre "tentation", c'est de considérer que Dieu, en fait, voulait que David prolonge son deuil, qu'Il voulait aussi que Job consente à son malheur sans se révolter, et qu'Il voulait aussi que les disciples se sentent coupables pour leur vie entière d'avoir laissé mourir Jésus sur la croix.
Ainsi, Jésus nous apprend à demander à Dieu ce que Dieu veut vraiment, c'est-à-dire que nous nous remettions du malheur et que nous soyons délivrés du mal et du malheur.
> Je voudrais insister sur une forme particulièrement pernicieuse de cette tentation de ne pas être délivré du mal : c'est celle de l'"excès de mémoire" pour reprendre l'expression de Paul Ricœur (3). L'excès de mémoire (de la mémoire du malheur que nous avons subi) nous conduit à ne pas vouloir être délivrés du malheur.
Et ce "devoir de mémoire" est encore plus imposé par la société lorsque l'on est considéré comme plus ou moins responsable du malheur qui est advenu (déportation des Juifs, guerre d'Algérie par exemple).
Ce qu'il peut y avoir de pervers dans ce devoir de mémoire et de culpabilité, c'est qu'il peut nous conduire à vouloir réitérer l'acte qui nous a conduit au malheur (4).
Il importe en effet de considérer le malheur comme un adversaire et non comme quelque chose de sacré qu'il faudrait garder, honorer et conforter. Et c'est ici que l'expression originale du Notre Père "délivre nous du Malin" (et non du "mal") est importante. Le malheur est l'œuvre du Malin. Et il importe de détester le malheur à ce titre. Et de la même manière qu'il nous faut "détester" les fautes que nous avons commises comme étant l'œuvre du Malin, de même il nous faut aussi "détester" le malheur comme étant aussi l'œuvre du Malin. Il faut considérer le malheur comme un adversaire. Et ce n'est qu'ainsi que nous pourrons nous remettre du malheur et le démettre de son pouvoir.
Ricœur fait ainsi la différence entre le "travail de souvenir" (qui est nécessaire et utile) et "l'excès de mémoire" qui conduit à une "compulsion de répétition" (5). A propos du "travail de souvenir", Freud, cité par Ricœur, précise qu'il faut que celui qui est éprouvé par le malheur "trouve le courage de fixer son attention sur ces manifestations morbides, de regarder la maladie comme un adversaire digne d'estime, comme une partie de lui-même, comme un fond dans lequel il conviendra qu'il puise de précieuses ressources pour sa vie ultérieure".
Le travail de souvenir peut être mis en œuvre à propos d'un divorce mais aussi à propos du suicide d'un enfant, ou même d'un évènement historique (la Guerre d'Algérie, la déportation des Juifs). Et nous dit Paul Ricœur, il se fait grâce au récit du malheur, mais "du point de vue de l'autre, qu'il soit mon ami ou mon adversaire". En effet "le sens de ce qui nous est arrivé, soit que nous l'ayons fait, soit que nous l'ayons subi, n'est pas fixé une fois pour toutes".
Se souvenir "du point de vue de l'autre" (l'ami ou l'ennemi), c'est se souvenir du divorce qui vous a été imposé du point de vue de l'ex-conjoint, c'est se souvenir de la guerre d'Algérie du point de vue des Algériens.
Et si l'on considère qu'il y a quelque chose de rédempteur et d'apaisant dans ce récit "du point de vue de l'autre", le récit que les Evangiles donnent de la Passion et de la Crucifixion de Jésus est tout à fait exemplaire. Les premiers chrétiens et les disciples de Jésus se sont délivrés de leur culpabilité à propos de la crucifixion de Jésus en relatant dans leurs textes saints le récits de la Passion et de la Crucifixion "du point de vue de Jésus" et en insistant sur le fait que Jésus avait voulu faire de sa mort un acte rédempteur.
Je cite encore Paul Ricœur : "le travail de deuil, nous dit Freud, consiste à se détacher... de l'objet d'amour - lequel est aussi objet de haine - (qui est la cause de notre malheur) jusqu'au point où il pourra être de nouveau intériorisé, par un mouvement de réconciliation semblable à celui opéré en nous par le travail de souvenir".
J'ajoute qu'il n'y a pas, à mon sens, incompatibilité entre d'une part la détestation du malheur, c'est-à-dire le combat et la révolte contre l'adversaire Malheur, et d'autre part ce travail de souvenir et de réconciliation. Il faut en effet faire la différence entre le malheur qu'il faut combattre et l'évènement qui a produit le malheur avec lequel, en revanche, il faut tenter de se réconcilier.
Il nous faut bien combattre le malheur, c'est-à-dire ce qui nous fait du mal comme un adversaire. Et le salut est dans le combat lui-même, dans la révolte elle-même. Mais l'évènement qui a produit le malheur, à savoir le décès qui nous affecte, le viol que nous avons subi, le divorce qui nous a été imposé, la maladie qui nous a terrassé, peut lui-même être l'objet du souvenir et du pardon. Et lorsque c'est une faute commise par nous-même qui nous a conduit au malheur, cette faute peut elle-même faire l'objet d'un travail de réconciliation et d'auto-pardon.
Et c'est ce pardon qui peut être notre guérison.
Alain Houziaux
(1) Cyrulnik (dans Un merveilleux malheur, Poches Odile Jacob, 2002, page 50-53) mentionne que, après la mort d'un proche, on peut ressentir souvent sa vie comme une usurpation. Ainsi les enfants de personnes tuées par des soldats du Sentier Lumineux ressentent une culpabilité : "Ma vie est une usurpation. Je méritais de mourir bien plus que mes parents tués à mes côtés. C'est eux qui auraient dû vivre et non pas moi". Et ces enfants trouvent dans leur histoire des prétextes pour asseoir leur culpabilité.
De même, beaucoup de ceux qui sont revenus des camps de concentration se sont considérés comme coupables d'être des "survivants".
(2) Op cit.
(3) Voir Paul Ricœur : Mémoire, oubli, pardon, in La religion les maux et les vices, sous la direction d'Alain Houziaux, Presses de la Renaissance 1998.
(4) Ceci se produit en particulier lorsque le "devoir de mémoire et de culpabilité" devient une sorte d'obligation sociale et morale. Ainsi on a pu constater que l'excès de devoir de mémoire et de repentance pour la Shoah pouvait être une explication du retour de l'antisémitisme depuis une vingtaine d'années.
Le besoin de se sortir de la honte et de l'excès de mémoire conduit à une sorte de besoin d'exutoire et d'autojustification qui peut conduire à une réitération de l'acte que l'on a à se reprocher. Ceci a pu constituer une explication des rechutes des pédophiles et des alcooliques par exemple.
(5) La compulsion de répétition est une forme de névrose obsessionnelle qui accule le sujet à la répétition d'expériences génératrices de déplaisirs ; c'est l'une des formes de la pulsion de mort (Paul-Laurent Assoun).