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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Sauver ou servir ?

Dimanche 19 janvier 2025
Louis Pernot, June Kim-Legave
Église protestante unie de l'Étoile à Paris

Dans cette prédication à deux voix par June Kim-Legave et le pasteur Louis Pernot, deux passages bibliques apparemment contradictoires – Matthieu 25 sur le service aux plus démunis et Marc sur le parfum précieux versé sur Jésus – ouvrent une réflexion profonde sur l'articulation entre service et salut. À travers l'exemple emblématique de l'Armée du Salut, les intervenants explorent la tension fertile entre l'action sociale et la dimension spirituelle : faut-il « sauver pour servir » ou « servir pour sauver » ? Cette méditation interroge la mission même de l'Église et la façon dont le message de l'Évangile peut se transmettre aux plus vulnérables, sans jamais dissocier l'aide matérielle de la nourriture spirituelle.

 

Sauvés pour servir

Les officiers de l'armée du salut ont sur leur col deux « S » un à gauche l'autre à droite et qui signifient « sauvés pour servir ». J'ai la plus grande considération, respect, admiration et sentiment fraternel pour les membres actifs de l'armée du salut, en ce qu'ils veulent avec sincérité mettre ensemble ces deux notions de service et de salut.

Mais comment les deux s’articulent entre eux ?

Servir mais aussi sauver

Le service du plus pauvre est bien sûr essentiel, mais il y aurait un danger à veiller sur sa situation matérielle et en oubliant la question du salut qui est essentielle. C'est-à-dire de ne pas oublier de donner le message de Jésus Christ qui nous sauve, non pas en ce qu'il nous permettrait d'éviter d'aller en enfer ou d'avoir un accès assuré pour le paradis, mais parce que le message du Christ nous apporte un autre type de nourriture, un autre soin qui est absolument essentiel à l'accomplissement de notre vie humaine. C’est bien ce que Jésus dit au moment de la tentation, « l'homme ne vivra pas de pain seulement mais de toutes paroles qui sortent de la bouche de Dieu » (Mat. 4:4). Et c’est aussi ce dont il est question quand Jésus dit à ses disciples à l'occasion de sa rencontre avec la femme samaritaine, relatée dans le début de l'évangile de Jean. Alors que ceux-ci font remarquer à Jésus qu’il n’a rien à manger : « j’ai une nourriture que vous ne connaissez pas » (Jean 4:32).

Et donc c'est de la nourriture que l’armée du salut veut donner, et ce dans les deux dimensions : le pain matériel et le pain spirituel, et refuser de les dissocier et quelque chose d'absolument fondamental. C’est même, sans doute, l'essence de la prédication du Christ, Jésus, en effet, ne prêchait pas un message visant au détachement total du monde, ni un discours qui soit réductible à un seul engagement social.

On trouve également cette double préoccupation dans le mot d'ordre de l'armée du salut qui se décline encore avec des S : « soupe, savon, salut » : ils annoncent le salut et aussi fournissent de la soupe et du savon. La question est de savoir comment ces deux dimensions du service d’articulent.

Double polarité

Que Jésus n'ait jamais voulu tomber d'un côté ou de l'autre, cela peut se voir dans les évangiles. Jésus, évidemment avait un grand souci des pauvres, Il apparaît sans cesse préoccupé de soulager les souffrances de ceux qui venaient à lui, ne serait-ce que par ce don de guérison qu'il avait en particulier. Et il nourrit la foule lors de la multiplication des pains. Et lors de son dernier discours sur le jugement des nations en Matthieu 25, il montre, comme étant les élus de son père, ceux qui, sans même avoir conscience de servir le Christ, ont simplement donné à manger au plus petit et donné à boire à celui qui avait soif.

On pourrait avoir la tentation alors de dire qu’en fait l'évangile c'est servir, c’est la soupe et le savon, et c’est tout. Mais il y a des passages permettant allant dans le sens inverse en mettant le message de salut au-dessus de l’aide matérielle. Il y a, en particulier un passage très provocateur quand la femme brise le parfum précieux pour honorer Jésus, que les disciples le disent qu’on n'aurait plus le vendre pour le donner aux pauvres. Jésus dit, « laissez-la, elle a bien fait, les pauvres, vous les aurez toujours avec vous. Et là elle a fait quelque chose d'essentiel qui est de servir le Christ même si c’est au détriment des pauvres et dit Jésus, je vous le dis, on continuera de parler d'elle encore pendant des siècles et des siècles » (Marc 14:7).

On est donc en face d’une dialectique irréductible, et il n’y a pas à choisir pour l’un contre l’autre, l’Evangile présente les deux dimensions, et c’est qu’effectivement les deux sont indissociables.

Lorsque la congrégation d'armée du salut a dû se séparer de la fondation, elle a couru un grand risque, de séparer les œuvres et la foi, le matériel du spirituel. Et ce risque est celui de nombre de nos œuvres sociales protestantes, qui est de se cantonner dans le service en oubliant la prédication du salut. En effet, la fondation de l'armée du salut est aujourd'hui subventionnée à 80% par l'État et la plupart de ceux qui sont engagés ne sont même pas chrétiens et ceux que l'on aide, on ne leur prêche pas l’Evangile, on ne leur dit rien.

Il est beau qu'il y ait un accueil inconditionnel du pauvre et que chacun soit aidé sans que l’on se croie autorisé, par la même occasion lui imposer d'entendre un discours moralisateur. Mais on peut se poser la question de savoir précisément ce qui a été fait du « S » de salut. Si nos œuvres ne sont plus que pour le service ou est le salut ?

Le Pasteur William Booth, quand il a créé l'armée du salut, son intention première était de faire venir les pauvres dans son église pour qu'ils entendent le message de salut de Jésus-Christ. Et pour ça il les a lavés, nettoyé, nourris et donc il y avait un objectif premier qui était que les pauvres soient évangélisés. Cela est d'ailleurs cohérent avec le message de l'évangile dont l’objet n’était pas de lutter simplement contre la pauvreté, ainsi Jésus témoignant de sa messianité, dit aux disciples de Jean Baptiste : « Allez dire à votre maître: les aveugles voient, les sourds entendent, les boiteux marchent... et les pauvres sont évangélisés. » (Luc 7:22) On ne dit pas les pauvres deviennent riches... mais à eux, il est dit une bonne nouvelle !

Et donc de quelle manière l'Evangile est néanmoins annoncé par l'action sociale ?

Action sociale et témoignage

Une première réponse est donnée par la devise même de l'Armée du salut qui est « sauvés pour servir, » c'est-à-dire que le salut est premier et c'est par ce que je suis sauvé que j'ai un élan vers les pauvres. Donc admettons que le salut soit en fait le moteur par lequel je sers, au nom de Jésus-Christ et que cela puisse est su : je te donne à manger, au nom de Jésus-Christ, je t’héberge, au nom de Jésus-Christ, je t'accueille... par ma foi. Et même sans imposer une prédication... il y a là un témoignage par l’exemple. L'armée du salut pour cela est exemplaire parce qu'elle brandit son engagement chrétien par son uniforme visible. Elle ne met pas son identité dans sa poche, elle l’affiche plutôt sur sa poche ! Et c'est donc bien cela le « au nom de Jésus Christ ». Il y a là un témoignage de ruissellement de bonté qui vient du Christ, qui transforme le Chrétien et qui invite à faire du bien. Et celui qui est lui-même au bénéfice de ce bien, on peut espérer qu'il accède ainsi à la notion de grâce, de gratitude peut-être, et ainsi à découvrir qu'il est aimé, pardonné. Et par-delà l’aide dont il bénéficie, il peut avoir l’intuition que l’origine de tout cela est au-dessus de nous parce qu’il existe un Dieu puissant qui domine tout et de qui viennent toute chose.

Mais je pense que cela est insuffisant. Surtout que 90% de l’aide de l’Armée du salut est aujourd’hui faite par des gens qui n’ont pas d’uniforme, ni même de foi ! Et par ailleurs, on n'est pas seulement sauvés pour servir, même si c'est la motivation première, on sert certes, mais aussi l'on sauve ou plutôt on annonce le salut. Il n’y a là rien de honteux, au contraire, c’est une preuve d’amour.

Dire l’Evangile est une preuve d’amour

Parce que chacun a besoin de recevoir un message de salut, de pardon, d’amour, de grâce. C’est même vital ! Comment penser que les pauvres n’en n’auraient pas besoin ? Peut-on penser que le pauvre n'aurait pas besoin qu’on l'évangélise ? Mais ce serait le réduire à son corps. Est-ce que l'on pense qu'il n'a pas d'âme, qu'il n'a pas de psychisme, de vie intérieure, qu'il n'a pas de possibilité de foi ? Ou penserait-on que la foi n'est pas un trésor ? Et si l’on a pour soi un trésor, que l’on croit que cette foi est une source infinie, bienfaisante, de paix, de force, de joie, de consolation, pourquoi ne voudrions-nous pas que même le plus pauvre puisse en bénéficier ? Refuser cela au pauvre, ce serait, je crois, un mépris à l'égard du lui. Quand bien même, ce ne serait pas une contradiction fondamentale de la mission qui nous aillait été confiée par le Christ.

Oui, nous devons effectivement servir parce que nous sommes sauvés, mais si nous devons servir, nous devons aussi sauver, ou au moins donner le chemin du salut à ces pauvres que l’on approche. Certes il est bien de leur permettre d'accéder au minimum matériel, mais comme nous l’avons dit, « l'homme ne vivra pas de pain seulement ». Et donc, je pense qu'une œuvre chrétienne qui n'évangélise pas manque à sa vocation première et méprise soit les pauvres, soit l’Evangile, soit les deux !

Gratuité du service

Maintenant, je ne dirais pas qu'il faudrait utiliser l'aide sociale comme un appât pour condamner des personnes affamées à écouter une prédication. En effet, l'aide sociale n'est pas un moyen de faire venir les gens et de les tenir obligés, pour les forcer à écouter un discours, il est évidemment indispensable que ces deux actions aient leur motivation propre. Je sers gratuitement parce que telle est ma conviction et parce que sauver je le fais par Jésus Christ. Et pour tout ce que j’ai moi-même reçu, je ne peux que servir et me préoccuper du plus pauvre. Mais servir ne consiste pas à seulement donner à manger, c’est aussi à donner accès au pain vivant éternel qu’est le Christ.

Et le service n'est un véritable témoignage que s'il est fait gratuitement et non pas dans un sens intéressé, que s’il est un acte d’amour. C'est-à-dire que ce service est simplement un sentiment de compassion, de miséricorde, à l'égard de son frère humain. Je ne sers pas parce que moi je serais meilleur, mais parce que je me reconnais faible... comme l'autre, et je reconnais qu'il y a moi une forme de pauvreté. C'est-à-dire que le vrai service suppose de se mettre au niveau de celui que l'on sert. Et de ce côté-là, les membres actifs de l'Armée du salut sont exemplaires parce que d'abord ils sont pauvres, je le confirme, et d'autre part, ils choisissent d’être solidaires de ceux qu’ils veulent aider. Ainsi, si les membres de l'Armée du salut ne boivent pas de vin, ce n'est pas par une sorte de principe religieux, mais c'est par attention et solidarité pour tous ceux qu’ils accompagnent, et qui ont souvent des problèmes d'alcool. Et leur tenue même est essentielle, parce que, cette tenue curieuse, d'une certaine manière, les met dans une situation de marginalité. Les pauvres, on les regarde comme étant hétérogènes par rapport au monde, ils ne sont pas comme nous. Les membres de l'Armée du salut, également, sont marginaux. Ils ne sont pas comme nous, ils vivent d'une manière qui nous interroge, mais c’est parce que, eux, ont choisi d'être pauvres avec les pauvres, d'être marginaux avec les marginaux, d'être abstinents avec ceux qui désirent être abstinents. Et ils reconnaissent que l'aide ne consiste pas à dire au fond « je suis riche, je te donne », mais à dire « je suis pauvre comme toi et je te partage ma richesse et ma pauvreté ».

Sauvé pour servir, ou servir pour sauver ?

Il y a donc un lien indissociable entre salut et service, entre sauver ou être sauvé et servir. Il y a « sauvé pour servir », mais aussi l’idée de servir pour sauver, ou simplement de sauver et de servir.

« Sauvé pour servir », j’en ai parlé, cela indique la motivation et l’origine de l’action qui va d’elle même plus loin qu’une aide purement matérielle parce qu’elle devient témoignage. Il peut y avoir « servir... pour sauver ». Soit parce qu’avant de prêcher l’Evangile du salut, il faut bien que la personne soit en mesure de l’entendre. En effet peut-on prêcher l'Evangile à quelqu'un qui meurt de faim ? D'abord, il faut qu'il ait comblé ses désir fondamentaux et vitaux. Soit parce qu’en servant, je crée un lien humain, de fraternité qui peut permettre d’aller ensuite plus loin et de communier avec une âme humaine souvent pudique pour lui parler d’une nourriture qu’il ne connaît peut être pas.

Mais en tout cas, on ne peut se contenter de servir sans vouloir sauver. D’ailleurs quand Catherine Booth (la fille du fondateur) introduit le mouvement en France en 1881 elle dit bien son intention : « sauver les âmes et secourir les êtres ». Ainsi « sauver » est non seulement le premier mot. Le point de départ, la motivation : je suis sauvé... pour servir, et aussi le dernier mot : je suis appelé à sauver, c’est-à-dire à annoncer la bonne nouvelle du Salut, à soulager des âmes, leur dire la libération, l’espérance, l’amour inconditionnel de Dieu et la vie éternelle qui leur a été donnée et dont a témoigné notre Seigneur Jésus Christ.

Mais en tout cas, servir et sauver sont les deux pôles de l'engagement et de la vie du chrétien. Servir, aider, soigner, soutenir, parce qu’il est dans le monde, et sauver, parce qu’il n’est pas du monde et que chacun est plus que son corps.

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