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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Les trois usages de la loi

Prédication au temple de l'Etoile à Paris le 13 septembre 2009

par le pasteur Louis Pernot

Quelle est l'importance de la morale, ou, si l'on veut reprendre le terme de la lettre de Paul, quelle est la valeur de la Loi? Quelle est l'importance dans nos vies de ce qui est de l'ordre du comportement?

La tendance naturelle de l'homme est de penser que chacun doit être jugé sur ce qu'il fait, en envisageant une sorte de jugement dernier dans lequel une instance supérieure pèserait les bonnes et les mauvaises œuvres; et en fonction du poids relatif des unes et des autres, l'individu serait sauvé ou perdu. Cela se retrouve dans presque toutes les religions. La tendance naturelle est aussi, dans nos comportements personnels, de juger les êtres humains sur ce qu'ils font: celui-là fait des choses « bien », c'est quelqu'un de « bien » etc... La tendance naturelle est de juger sur le faire.

Or le christianisme s'oppose fondamentalement à cette façon de voir: non seulement à ce type de jugement humain, comme Jésus l'enseigne : « ne jugez pas afin de ne pas être jugés »; mais en plus à cette espèce de comptabilité de la part de Dieu. Cela est, en particulier, manifeste dans l'histoire du bon larron qui est sauvé malgré une vie mauvaise, ou celle de la prostituée qui précède dans le Royaume de Dieu les champions de la Loi, de la morale, que sont les Pharisiens.

Quant à Paul, il nous dit dans l'épître aux Ephésiens quelque chose de semblable à l'ensemble de l'épître aux Romains qui est entièrement consacrée à cette question: « Car c'est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c'est le don de Dieu. Ce n'est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. » (Eph 2 :8-9)

Cela veut-il dire que, libéré de toute loi, le chrétien serait finalement une sorte d'anarchiste qui pourrait se dire: « Je me contente d'être sauvé par Dieu; le reste m'indiffère, et je peux passer au rouge, voler, tuer.. »? Vraiment non, car la loi morale existe, comme on peut le voir même dans l'épître aux Romains où, après avoir tant insisté sur l'inefficacité, et même la nocivité de la loi, il y affirme curieusement: soyez soumis aux autorités, payez vos impôts...

Cela nous indique que la loi morale n'est là que pour gérer la dimension concrète de nos existences: ce n'est pas pour faire plaisir à Dieu qu'il faut éviter de griller un stop, mais c'est parce que la vie serait impossible si tout le monde grillait les stops; et qu'une société dans laquelle tout le monde se volerait les uns les autres serait paralysée.

On peut donc envisager ce premier aspect du légalisme, avec une loi purement humaine qui gère la dimension concrète de notre existence. L'homme vit en société, et il faut des règles et des lois pour éviter que ceux qui sont encore très loin de l'amour évangélique ne nuisent de façon trop brutale.

Mais il y a déjà là une implication théologique fondamentale: dire qu'une loi n'existe que pour gérer la dimension matérielle, c'est aussi dire que de l'obéissance à cette loi ne dépend pas notre salut. Le but de notre existence n'est pas de progresser dans une conduite morale qui serait sanctionnée par un jugement à la fin des temps, mais la religion que nous voulons est une religion du cœur et de l'esprit, qui transforme notre cœur, et non une obéissance à une loi.

C'est une notion très développée dans l'Évangile, où le Christ dit qu'il n'est pas la peine d'imposer à un mauvais arbre de donner de bons fruits, mais qu'il vaut mieux transformer d'abord l'arbre en un bon arbre, et alors il donnera de bons fruits. C'est aussi ce que veut dire Paul dans cette épître: l'essentiel est de tourner les yeux vers Dieu, et non pas regarder le monde matériel, notre propre intérêt, notre égoïsme. Il faut se lancer dans un autre domaine, une autre logique, car la logique matérialiste est finalement condamnée à l'échec, puisqu'il y aura toujours des pauvres, des affamés, des guerres, du mal, de l'égoïsme, et que je n'arriverai jamais à la perfection de l'action humanitaire par moi-même.

L'enseignement de la lettre aux Romains est donc qu'il faut libérer l'être de cette idée d'une loi morale qui le pousse à se regarder lui-même, à n'agir qu'en fonction de lui-même. Dans une religion des œuvres, il y a finalement ce risque : la religion donnant une loi, que chacun agisse dans son propre intérêt, en espérant un jugement favorable et une récompense. Les Réformateurs ont très bien compris ce risque, et leur message a été de dire: « ne faites pas de bonnes œuvres pour être sauvés: vous êtes sauvés par Grâce, c'est le don de Dieu. Faites de bonnes œuvres en réponse à cette Grâce, en reconnaissance pour ce salut immérité ». Si le Dieu d'amour habite vraiment en nous, nous aurons une conduite d'amour libre, gratuite, bien supérieure à toute loi humaine, car la loi humaine n'impose pas de faire du bien à son prochain, elle n'impose que de ne pas lui faire de mal.

Il y a un risque dans cette façon de penser: c'est de tomber dans l'illuminisme: se croire libéré de toute loi, n'obéir qu'à Dieu et à sa conscience. Les Réformateurs ont été très sensibles à ce risque, et dans leur théologie ils ont trouvé qu'il y a trois usages de la loi, ce qui a été développé en particulier par Philippe Mélanchthon:

L'USUS CIVILIS, c'est celui que j'ai exposé: la loi qui sert à gérer la dimension humaine, et dont ne dépend pas notre salut.

Le deuxième est plus subtile, l'USUS PAEDAGOGICUS, consiste à rappeler à l'homme qu'il est pécheur: le Christ nous dit d'aimer notre prochain comme nous-mêmes; nous n'y arrivons pas; donc nous sommes pécheurs. Cela peut paraître méchant de culpabiliser les gens, mais il s'agit seulement d'éviter la sûreté de soi, l'arrogance. Un chrétien ne peut pas croire qu'il est parfait, qu'il se passe de tout ordre, de toute loi, de toute volonté extérieure à la sienne et agir à sa guise: c'est retomber dans le péché originel.

Rappeler à l'homme qu'il est pécheur est en même temps une affirmation théologique forte, c'est pourquoi ce deuxième usage est appelé aussi USUS THEOLOGICUS: Cette loi est un miroir qui nous permet de contempler notre propre faiblesse, notre impuissance à nous élever par nous-mêmes vers le salut. Nous sommes dans la nécessité de crier vers Dieu, de le rechercher, d'appeler au pardon, et de nous sortir de nous-mêmes, nous projeter dans un monde spirituel.

Cet usage pédagogique et théologique nous force à tourner les yeux vers Dieu plutôt que vers nous-mêmes, où il n'est que misère. C'est un appel à vivre dans une logique du pardon, de l'amour, de l'adoption de Dieu. Tant qu'on est dans les œuvres, on est dans la logique de la rétribution, du « c'est juste », du « c'est bien fait ». Et c'est pourquoi la confession des péchés est indispensable à toute vie spirituelle, et occupe la place centrale de la liturgie du culte. Il est bon de reconnaître avec Paul que même quand je veux faire le bien, je fais le mal que je ne veux pas.

Mais alors, sur quoi seront jugés les êtres? Non pas sur ce qu'ils font, mais sur ce qu'ils sont en eux-mêmes. Et on peut même aller plus loin, et ils ne seront pas jugés sur ce qu'ils sont, car on est ce qu'on peut, mais sur ce qu'ils aspirent à être, ce vers quoi ils tournent les yeux. C'est ça le salut par la foi.

Enfin, un troisième usage de la loi, l'USUS NORMATIVUS, a été très discuté, Luther l'ayant longtemps refusé. Il essaie de répondre à cette question: une fois reconnu coupable, puis pardonné, quelle doit être la conduite du chrétien? Il ne doit ni rester dans la culpabilité, ni se complaire dans son adoption par Dieu. Calvin a beaucoup insisté sur l'importance de la vie concrète dans le monde. Il se trouve finalement une forme de loi, mais de loi divine, qui pousse à aller plus loin que « ne fais pas de mal à ton prochain »; et qui dit : « aime ton prochain, donne à celui qui te demande ».

La pensée de Calvin est très subtile, il insiste très longuement sur le fait que cette loi n'est pas faite pour nous condamner, mais pour nous aider à progresser. Pleins de reconnaissance pour ce pardon de Dieu, nous lui disons « Seigneur, que ferai-je? », et Dieu nous répond « voilà ce que tu peux faire, ce que j'attends de toi, mais je ne te juge pas sur cela ». Le risque est, en effet, grand de tomber à nouveau dans la notion de jugement sur les actes, et une certaine forme de protestantisme puritain a cru qu'il était fondamentalement important pour l'éternité, pour le salut, de vivre dans une sorte d'obéissance à une loi rigide.

Cependant, dans l'Évangile, il existe une loi qui est bien explicite: c'est de ne pas faire sa propre volonté, mais de se soumettre à Dieu. C'est la loi que nous trouvons dans l'Évangile: Aime Dieu, c'est la foi; et Aime ton prochain comme toi-même, c'est la loi. Mais ce n'est pas de la morale, c'est de la métamorale, c'est au-delà de la morale, ce n'est pas une loi concrète, on ne dit pas comment s'y prendre pour témoigner de cet amour. Peut-être que par amour pour mon prochain je devrai faire preuve de violence à son égard, ou preuve de douceur; peut-être que par amour je serai amené à dire la vérité, peut-être un jour à mentir; peut-être que par amour je peux être amené à donner, peut-être un jour à refuser. Nous sommes ici encore dans l'ordre de la foi, c'est à dire de la direction générale, et non dans l'application concrète.

Paul dit : « Tout est permis...», libération de la loi, « mais tout n'est pas constructif, tout n'édifie pas » . Il dit aussi : « que personne ne considère son propre intérêt, mais qu'il considère aussi celui d'autrui ». Et c'est cela marcher selon l'amour: c'est s'ouvrir à l'autre, à la préoccupation de l'autre, en cessant de ne se préoccuper que de soi-même. C'est pourquoi Paul donne une autre loi, mais qui est toujours la même: « Marchez selon l'amour ». Voila donc cette loi que nous trouvons à accomplir, voila le devoir que nous avons à accomplir en ce monde en tant que chrétiens.

Mais quant à savoir ce qui est le plus constructif pour ce prochain, le Nouveau Testament refuse de donner une recette. On ne peut dire de façon définitive comment réagir pour être constructif dans chaque situation. Autant d'êtres humains, autant de situations, autant de façons de réagir selon l'amour. C'est là précisément que se situe la liberté et l'engagement du chrétien: une espèce de loi personnelle, une loi contingente, et non pas immuable et éternelle, et qui recherche comment se mettre au service de cette volonté divine qui nous appelle à agir selon l'amour.

Ce qui est important, c'est qu'il y a une loi; nous ne sommes pas des êtres autonomes, uniquement tournés vers notre propre satisfaction. Il faut sans cesse chercher, réfléchir, s'adapter, pour savoir sortir de nous-mêmes et trouver de quelle manière nous allons pouvoir obéir à ce Dieu qui nous donne une direction, mais qui ne nous dit pas, comme à des esclaves, comment nous devrions agir pour aller dans cette direction. Nous devons apprendre à tourner les yeux vers Dieu, vers l'autre, plutôt que vers nous-mêmes ou les choses matérielles: c'est la loi d'amour.

Nous sommes libérés, certes, mais c'est librement ensuite que nous voulons reconnaître Dieu pour Sauveur, que nous décidons de le servir, et librement que nous nous soumettons à sa volonté. Sa volonté est une volonté d'amour, et c'est dans cette recherche personnelle de Dieu que je peux dire: « non pas ma volonté, mais la tienne », et que je peux trouver aujourd'hui la manière par laquelle je puis me mettre, moi, au Service.

Ainsi, j'obéirai à une loi qui ne fait pas de moi un simple exécuteur de basses œuvres, mais qui fait de moi un être humain responsable, pour l'amour, pour la croissance, soumis à cette volonté d'amour et de croissance de Dieu.

Amen.

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Eph. 2:8-9