Vivants !
par Florence Blondon - hiver 2021
À propos de Matthieu 5 versets 3 à 12
« Heureux ceux qui pleurent car ils seront consolés ». Jésus prend en compte nos deuils. Et, comme une impulsion positive, ces quelques versets nous orientent vers la vie. « Heureux », ce simple mot nous renvoie à l’ouverture des Psaumes : « Heureux l’homme... ». Ce mot qui en hébreu se dit « acher » est le plus souvent traduit par « heureux ». Il a certes le sens du bonheur, mais aussi celui de la marche. On peut encore le rattacher à une autre racine qui signifie être droit, juste. Cela nous ouvre une toute autre perspective. Il s’agit
ici d’un bonheur dynamique. Il faut donc entendre simultanément bonheur, mise en marche, juste attitude. Le bonheur est déjà là, même s’il n’est pas pleinement accompli. Le Royaume fait déjà irruption dans le présent. Aucune traduction n’étant satisfaisante, nous pouvons nous permettre d’oser. Je retiendrai la proposition d’Elian Cuvillier : Vivants ! « Vivants ceux qui ont faim et soif de justice ».
Car, les Béatitudes disent le bonheur nos limites, malgré notre finitude. Elless’opposent aux images conventionnelles du bonheur et nous rappellent que nous sommes des êtres vulnérables. L’oublier nous conduit, soit à mépriser l’autre, soit à nous mépriser nous-même. Les paroles de Jésus nous disent la promesse sans jamais viser l’inatteignable. Elles subvertissent les attendus. Si, dans notre monde, les premiers ont tendance à écraser les derniers, Dieu, lui, prend soin des petits, des rejetés. Elles viennent nous souffler que Dieu est là, présent à nos côtés, dans notre quotidien, jusque dans nos failles, nos douleurs. Il est notre consolation. Que nous soyons dans le chagrin ou bien dans le combat, dans le manque ou bien le rejet, nous pouvons expérimenter la douceur de Dieu.
« Vivants ! » oui, mais qu’est-ce qui peut nous rendre vivants ?
Non pas vivants au sens biologique. La période que nous traversons nous incite à nous questionner sur ce qu’est la vie. Que signifie « être vivants » ? Faut-il protéger les gens à tout prix d’un virus ? C’est-à-dire protéger leur vie « biologique », quitte à les isoler, à les enfermer. Ou bien, le lien avec les autres, avec ceux que nous aimons est-il plus essentiel ? Ce qui peut s’exprimer autrement : notre vie sociale, amicale n’est-elle pas plus importante que la biologie? D’ailleurs cette vie-là est dépendante de nos relations. Nous sommes des êtres de relation.
Ainsi, nous sommes vivants malgré nos limites, malgré notre finitude, malgré notre humanité. Avec les Béatitudes, Jésus va plus loin. On pourrait presque dire que nous sommes vivants « grâce » à notre finitude. Ce poème donne sens à l’absurde. « Seuls les endeuillés seront consolés », nous dit Paul Ricœur. Le deuil fait partie de notre condition humaine et il n’est pas sans lien avec la gaité. Sans faire l’apologie du deuil, nous sommes conduits à l’acceptation du m a n q u e . Dans les Béatitudes, le manque est au cœur de ce qui nous rend vivants. Que l’on soit pauvres de cœur, doux, en larmes... cela décrit des situations de manque. Nous pouvons nous retrouver dans l’une ou l’autre de ces situations et désormais, nous pouvons les appréhender positivement. Car lorsque nous sommes dans le trop plein, plus de place pour l’autre, plus de place pour Dieu. Plus rien ne peut nous mettre en marche, nous n’avons plus la capacité de combattre, d’un combat qui vient redonner du sens, du prix à l’existence humaine.
Les Béatitudes nous dynamisent. Elles commencent par promettre ce bonheur de manière paradoxale à ceux qui sont dans la souffrance, mais plus on avance, plus elles s’adressent à ceux qui s’engagent, quelles que soient les conséquences : les artisans de paix, les défenseurs inconditionnels de la justice. Nous passons ainsi d’une situation passive à une situation active. Leurs mouvements nous projettent dans la vie et nous invitent à changer de statut, à celui de victime nous substituons celui d’acteur. Nous pouvons combattre pour un monde plus juste. C’est ce qui nous rend « vivants ! ».
Florence Blondon