L'idéal et l'efficacité
par Alain Houziaux (mai 00)
Que veut-on dire quand on dit de quelqu'un : "il a bien agi" ?
En fait, je vois trois manières de le définir. Je vais donc présenter trois conceptions différentes de la morale.
- "Bien agir" peut signifier : agir en tenant compte de l'ordre naturel des choses et des êtres qui s'est stabilisé depuis des millénaires et qui a été sans doute voulu à l'origine par Dieu. L'homme est le chef de la femme et que la femme doit lui être soumise, les enfants doivent respecter leurs parents et les serviteurs leurs maîtres (St-Paul). Dans cette manière de voir les choses, ce qui est premier et décisif, c'est le principe de "réalité". Il faut respecter la nature et la réalité des choses. L'immoralité, c'est l'utopie.
Même si cela peut surprendre, on peut considérer que la démocratie qui consiste à prendre les gens comme ils sont et à gouverner en fonction de leur nature relève de cette éthique de la réalité. De même, l'écologie, c'est-à-dire le respect de l'environnement naturel va dans le même sens. Et aussi l'apartheid puisqu'il respecte la différence de nature, de culture et d'histoire, des noirs et des blancs, des Serbes et des Kosovars ... Cette éthique est donc une éthique conservatrice, sans que ce mot ait ici un sens péjoratif.
- Mais "bien agir" peut également signifier agir de manière opportune, utile, efficace, stratégique, tactique, sensée, prudente.
Dans cette manière de voir les choses, on peut très bien "mal agir", même si l'on poursuit un but louable et moral. Ce n'est pas parce que l'on poursuit un objectif moral et vertueux que ce l'on fait pour l'atteindre doit nécessairement être considéré comme "bien". Il faut encore savoir s'y prendre, c'est-à-dire être efficace et diplomate. On peut très bien être plein de bonnes intentions, mais cela ne suffit pas. Il vaut mieux un politicien efficace même s'il n'a que des objectifs médiocres qu'un politicien incompétent et maladroit même si tous s'accordent à louer son idéalisme. Car même avec de bonnes intentions, on peut paver l'enfer. Si certains ont condamné les accords de Munich, c'est parce que à trop vouloir le bien et la paix, on préparait la guerre.
Il faut agir avec prudence. La prudence consiste à adapter les objectifs aux moyens. La prudence c'est savoir renoncer aux objectifs aussi nobles et généreux soient-ils si on ne peut les poursuivre par des moyens efficaces et acceptables. Si on ne peut pas mettre en oeuvre efficacement et proprement l'idéal que l'on poursuit, mieux vaut renoncer à cet idéal. Qui veut faire l'ange fait la bête.
- Enfin "bien agir", cela peut également signifier agir selon des valeurs morales et des principes absolus, inconditionnels, surnaturels et radicaux. C'est celle à laquelle Jésus appelle du moins dans sa rencontre avec le jeune homme riche : "Va, vend tout ce que tu as et donne l'argent aux pauvres.
Chacune de ces trois éthiques relève d'une théologie différente : la tradition orthodoxe des Eglises d'Orient, la tradition catholique et la tradition protestante.
- L'éthique du premier type (respect du réel et de la nature) est sous-tendue par une théologie de la création plutôt de type "orthodoxe". Les réalités naturelles sont des "valeurs" parce qu'elles participent de la création créée par Dieu et à ce titre supposée bonne. Changer l'ordre de la nature c'est changer l'ordre de la création, c'est changer l'ordre voulu par Dieu. Il n'y a pas de différence entre le règne de la nature et le règne de Dieu. Défendre Dieu c'est défendre la nature, le temporel et la terre.
- La deuxième forme d'éthique relève d'une théologie de l'incarnation. Son paradigme serait la théologie catholique.
Dieu s'est incarné dans l'humain, le possible, la chair et même la faiblesse. Il n'est pas dans le Ciel des utopies et des idéaux transcendants. Le projet de Dieu s'accomplit par des incarnations, des médiations humaines et des germinations progressives. Le projet de Dieu se réalise par les lignes courbes et mêmes torves. Cette éthique agit dans le coeur même de la nature humaine par une stratégie d'assomption (par exemple l'assomption du capitalisme libéral, agressif et égoïste dans un humanisme social et paternaliste).
Cette éthique ne vise pas un idéal et une utopie. Elle raisonne en termes d'efficacité, de réalisme, d'opportunisme en fonction de ce qui est effectivement possible. L'objectif doit être "à notre portée" (cf. Deut. 30). Il faut se donner des objectifs qui soient cohérents avec les moyens et les possibilités effectives dont on dispose. Le bien n'est rien d'autre qu'un perfectionnement de l'état de nature.
Les mauvais penchants ne doivent pas être éradiqués ; ils doivent être récupérés, utilisés et sanctifiés (ainsi dans les Eglises catholiques même les monstres et les démons ont leur place et leur utilité sous forme de gargouilles). "Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu".
Même la guerre peut être utile et bonne à condition qu'elle soit juste et efficace. On peut accepter de faire la guerre, mais parmi les critères qui définissent ce qu'est une "guerre juste" il y a en particulier la réussite. Une guerre qui ne parvient pas rapidement à ses fins ne peut être considérée comme juste.
- La troisième forme d'éthique relève d'une théologie de la rupture dont le paradigme serait la théologie protestante. Dieu, la vérité, le bien sont de l'ordre de l'utopie, de l'impraticable.
En fait l'exigence de la loi nous démontre notre inaptitude à la mettre en oeuvre. Quoiqu'il fasse, quoiqu'il tente, l'homme reste et restera pécheur, incapable par lui-même de faire ce bien. Et ce afin que nous nous en remettions à la seule justification par grâce qui nous impute une justice octroyée et totalement imméritée.
Mais dans ce cas y a-t-il quand même une morale, c'est-à-dire une exigence de faire le bien ? La réponse classique de la théologie protestante, c'est que l'homme est appelé à vivre de manière morale par reconnaissance pour la grâce qui nous a été accordée.
Mais la morale protestante est surtout une morale de la gratuité. Il faut vivre de manière morale sans raison, sans savoir pourquoi, sans que ça ne serve à rien, pour rien, gratuitement. "Tu dois parce que tu dois".
Je pense aussi à deux films qui donnent deux pistes pour dire ce que pourrait être une éthique protestante.
"Le festin de Babette". Dans une communauté protestante coincée dans sa culpabilité, Babette offre un festin. Le festin est le signe du don et de la gratuité de la grâce. Celle-ci permet la liberté. Puisque de toute manière nous sommes incapables de vivre la rigueur de la loi de la perfection, foutu pour foutu, vivons de la grâce et vivons la grâce.
"Breaking the waves". Là aussi, dans une communauté protestante rigoriste, une jeune femme est appelée, au nom de l'amour pour celui qu'elle aime, à se donner à tout un chacun dans une sorte de sacrifice et de don d'elle-même. Ardeur à aller à sa perte à force d'innocence, de candeur et de passion. Joie de se donner à tous pour rester unie à l'Unique. Consumation de l'existence jusqu'au lit de la folie et de l'ignoble. Don anarchique de soi, allant jusqu'au feu du sacrifice pour se fondre dans le Soleil. Chez les prophètes illuminés du Désert, au XVIIème siècle, il y avait aussi cette sorte d'alliance hallucinante entre la mystique la plus extrême et une existence déboussolée, profanée et hagarde, à la limite du grotesque et de l'abject.
En fait ce que l'on appelle à tort les conflits de valeurs relève en fait bien plutôt de conflits entre les différentes éthiques que nous venons d'énumérer. Par exemple la morale des droits de l'homme en tant que valeurs universelles relève d'une éthique de troisième type alors que le communautarisme acceptant les spécificités culturelles et même morales des communautés particulières relève de l'éthique de premier type.
Alain Houziaux