Adam et Eve, le serpent et le Bon Dieu
par Alain Houziaux (mai 06)
En fait, l'histoire de la désobéissance d'Adam et Eve (Gen 2 et 3), c'est l'histoire de leur émancipation. Une émancipation, c'est une désobéissance réussie, souhaitable et utile.
Les trois émancipations d'Adam et Eve
On peut voir cette émancipation de trois manières différentes. D'abord comme une étape dans l'évolution des espèces, comme le passage de l'animal à l'homme. En mangeant le fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, Adam et Eve passent du stade préhominien (sans connaissance du bien et du mal) à celui de l'homo sapiens sapiens qui, en principe du moins, a cette connaissance, c'est-à-dire une forme de conscience. Et, l'apparition de la conscience, c'est aussi l'apparition de la liberté, et d'une d'émancipation par rapport aux automatismes de la vie animale.
Deuxième manière. On peut dire aussi que ce récit, c'est le récit de la naissance et de l'accouchement d'Adam et Eve. Avant leur naissance, Adam et Eve étaient dans le jardin d'Eden, un peu comme dans le ventre de Dieu, dans le sein de Dieu. Et l'arbre de vie était un peu comme le cordon ombilical qui leur permettait de se nourrir sans peine. Et lors de leur naissance-accouchement, ils sont expulsés du jardin d'Eden, c'est-à-dire du monde de Dieu. Dieu les expulse de son giron et il coupe de cordon ombilical, il coupe l'accès à l'arbre de vie (Gen 3,24). Les penseurs juifs disent qu'il en est de même pour tous les hommes. Avant notre naissance, nous étions non seulement dans le giron de notre mère mais aussi dans le giron de Dieu. Et c'est pourquoi, disent-ils, lorsque nous venons au monde, nous tombons hors du sein du Père. Notre naissance, c'est une forme d'émancipation vis-à-vis de notre mère, mais aussi de Dieu. Tout homme, par sa naissance, s'émancipe de Dieu, il s'éloigne de Dieu, il se sépare de Dieu.
Et enfin, troisième manière de lire le récit d'Adam et Eve. On peut aussi considérer que, en mangeant le fruit de l'arbre, Adam et Eve deviennent des adultes. Ils passent de l'enfance à l'âge adulte. Avant ils étaient dans le jardin d'Eden un peu comme dans un cocon, nourris, logés, blanchis (si j'ose dire puisque, vivant nus, ils n'avaient pas de besoin de vêtements). Ils vivaient dans les jupes de Dieu. Ils n'avaient qu'à tendre la main pour cueillir les fruits de l'arbre de vie. Mais ensuite, après leur désobéissance, ils deviennent adultes. Ils s'émancipent de la tutelle de Dieu. Et ce qu'il faut noter, c'est qu'Adam et Eve ne peuvent devenir adultes que grâce à une crise d'adolescence et de désobéissance. Et pour nous c'est pareil. La crise d'adolescence et de désobéissance est une étape normale et même nécessaire pour devenir adulte, vraiment adulte.
Ainsi, en mangeant le fruit de l'arbre de la connaissance, Adam et Eve sont devenus des adultes. Le serpent avait raison, ils deviennent comme des dieux, comme leur papa de bon Dieu. Et c'est pourquoi Dieu les chasse du cocon du paradis, du bercail douillet du jardin d'Eden. Au boulot, vous n'êtes plus des enfants ! Adam cultivera la terre et Eve fera des enfants. C'était à l'époque, la répartition habituelle des tâches. Adam et Eve remplacent Dieu. Jusqu'à présent, c'était Dieu lui-même qui avait la charge de cultiver la terre et de la transformer. Maintenant ce sera Adam. Jusqu'à présent, c'était Dieu lui-même qui donnait la vie et faisait naître les hommes et les femmes. Maintenant ce sera Eve. Elle sera mère des vivants (Gen 3,20). Ainsi, chacun à leur manière, Adam et Eve sont les lieu-tenants de Dieu, c'est-à-dire les tenants-lieu de Dieu. Par certains côtés, ils ont la même puissance que Dieu.
Ce bon papa de bon Dieu
En fait, Dieu, dans son for intérieur, souhaitait qu'Adam et Eve mangent le fruit de l'arbre de la connaissance. Et il a fait tout pour. En effet, tout père de famille sait bien, au fond de lui-même, que, bien éduquer ses enfants, c'est leur permettre de devenir indépendants et autonomes par rapport à lui. Et il sait aussi que, pour qu'ils puissent prendre cette indépendance, il faut qu'ils fassent leur crise d'adolescence. Il faut qu'ils apprennent à désobéir. Et c'est pourquoi, lorsque les enfants de treize ou quatorze ans se mettent à désobéir et à transgresser les interdits, les parents savent que non seulement c'est normal, mais aussi souhaitable.
Et c'est pourquoi Dieu, parce qu'il est un bon père, un bon papa de bon Dieu, a planté l'arbre de la connaissance, avec ses fruits bien tentants, au beau milieu du jardin justement pour qu'Adam et Eve aient envie d'en manger. Et il a interdit qu'on en mange justement pour susciter le désir de la désobéissance grâce à laquelle se fera l'émancipation. Et il a créé (Gen 3,1) le serpent justement pour qu'il sifflote à l'oreille d'Adam et Eve le grand air de la tentation. Et ensuite, bien loin de faire mourir ses enfants désobéissants, il les a laissé vivre et engendrer.
Ainsi, dans cette affaire, le serpent est l'acolyte du bon Dieu, le complice de Dieu, le faire-valoir du souhait profond de Dieu. Dieu ne pouvait pas dire directement à Adam et Eve : désobéissez-moi. Ce n'était pas possible ! Il ne pouvait pas dire : "c'est un ordre, il faut que vous transgressiez mon ordre et mes ordres". Cela aurait été non seulement un paradoxe, mais un propos auto-contradictoire, comme on dit en logique. Et c'est pourquoi, pour ne pas être auto-contradictoire, Dieu a utilisé le serpent pour parvenir à ses fins.
Ainsi, il y a dans ce texte, une forme d'exhortation à la transgression des tabous, à l'émancipation et à la liberté. Dieu a voulu l'homme libre, majeur et responsable. Il l'a voulu apte à se passer de lui.
Alain Houziaux
La thèse de ce bref article est développée dans mon ouvrage Le tohu bohu, le serpent et le bon Dieu (Presses de la Renaissance).