Comment peut-on accepter les autres ?
par Alain Houziaux (février 02)
Pour accepter les autres, il ne faut pas forcément les accepter comme ils sont, comme ils se montrent à nous avec leurs qualités et leurs défauts. Accepter les autres, c'est accepter qu'ils aient un mystère qu'on ne connaît pas et un avenir qui pourra les transformer. Les accepter, c'est donc un acte de foi et un acte d'espérance. Et c'est en ce sens que c'est un acte d'amour, parce que l'amour, tout comme l'acceptation de l'autre, c'est d'abord un acte de foi et une forme d'espérance.
Accepter l'autre, c'est donc d'abord un acte de foi. On croit souvent que la foi, c'est ce qui rend visible et évident ce qui est invisible et insaisissable (Dieu par exemple). Je suis tenté de dire exactement le contraire. La foi, c'est un regard sur le monde qui rend mystérieux ce qui paraît évident et compréhensible. Et l'acceptation de l'autre, parce que c'est une forme de foi, c'est un regard qui rend inconnaissable et mystérieux celui que nous pensons bien connaître. Oui, pour accepter l'autre, il nous faut découvrir qu'il est insaisissable. Il devient inconnu, il devient énigme. Et c'est pourquoi nous pouvons l'accepter.
Accepter l'autre nous interdit non seulement de le juger, mais aussi de le connaître, parce qu'il est et doit rester un mystère. Aimer quelqu'un, c'est être attiré et aimanté par son mystère. Et accepter quelqu'un, c'est respecter son mystère.
Le commandement "Tu aimeras ton prochain comme toi-même", lorsqu'il apparaît pour la première fois, dans le livre du Lévitique (Lev 18) vient peu après une série de commandements interdisant de découvrir la nudité du prochain. Le texte dit d'abord : "Tu ne découvriras pas la nudité de ton père, ni celle de ta mère, ni celle de ton frère, de ta soeur..." Puis un peu plus loin, il ajoute : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" . Pour l'amour, l'autre est un tabou et même un interdit dont il ne faut pas découvrir la nudité, le secret, le mystère.
Accepter son prochain, c'est lui dire : Mon frère, ton sourire ou tes rides, tes qualités ou tes défauts ne sont pour moi que le miroir obscur de ta véritable identité. Tu es à l'image de ce Dieu dont je ne peux me faire aucune image. Oui, vois-tu, tu troubles tout ce que je peux connaître de toi. Devant toi, je suis myope. Avec mes bras tendus vers toi, je n'embrasse que le vide, même lorsque je crois te tenir. Et lorsque j'approche mes lèvres de tes paupières, je ne suis qu'un aveugle qui boit la lumière d'un mystère.
Donc accepter l'autre, c'est un acte de foi dans son mystère, mais c'est aussi une forme d'espérance. Accepter son prochain, c'est espérer à l'encontre de ce qui est visible, à l'encontre des évidences, a contrario de tout ce que nous pouvons voir et savoir sur lui.
Accepter son prochain, son frère, son fils, son époux, c'est espérer à sa place lorsqu'il tombe en déchéance. C'est lui dire : je te le promets, tu ne t'écrouleras pas, tu ressusciteras.
Accepter l'autre, c'est donc un acte de foi, d'espérance et d'amour. Mais pourquoi St-Paul dit-il que l'amour est plus grand que la foi et que l'espérance ? Parce que, me semble-t-il, l'exigence de l'amour et de l'acceptation de l'autre est prioritaire par rapport aux exigences de la justice et de la morale, et même par rapport à celles que pourraient nous dicter notre foi et notre espérance en Dieu.
Camus disait : "S'il me faut choisir entre ma mère et la justice, je choisirai ma mère". De même j'ose dire : s'il faut choisir entre la foi et l'amour, entre l'espérance et l'amour, je dois choisir l'amour.
L'acceptation de l'autre conduit parfois à une forme de sacrifice qui peut être même celui des devoirs de la foi et de l'espérance.
Et ceci, c'est Jésus lui-même qui nous l'a montré par la parabole du bon Samaritain. Ce Samaritain s'approche d'un blessé qui était vraisemblablement Juif. Or, la religion des Samaritains leur interdisait de s'approcher des Juifs parce que, pour eux, ils étaient impurs. On est toujours l'impur de quelqu'un ! Pour les Samaritains, il fallait s'écarter des Juifs pour ne pas se souiller. Et pourtant le Samaritain s'est approché du Juif pour lui porter secours. Au mépris des prescriptions de sa foi. Accepter les autres, c'est accepter de prendre le risque de se perdre et de souiller, pour s'approcher d'eux.
Et j'ajoute que l'exigence de la solidarité avec les autres peut être aussi un devoir plus grand que celui de l'espérance (je parle ici de notre espérance du Royaume, pour nous-mêmes). Simone Weil nous rapporte que certains prêtres espagnols, au moment de la guerre d'Espagne, se privaient de la communion eucharistique afin de se solidariser avec les républicains et les anarchistes qui en étaient privés, ayant été excommuniés. Ainsi ces prêtres, selon leur manière de voir, se privaient du Paradis et renonçaient à leur espérance du Royaume. Ils refusaient le pain du salut et du pardon car ils considéraient que l'amour et la solidarité étaient des exigences absolues mêmes par rapport à l'espérance de leur salut personnel.
Accepter les autres, c'est refuser qu'ils soient excommuniés, et même se solidariser avec leur excommunication.
Je disais en commençant qu'accepter les autres, ce n'est pas forcément les accepter comme ils sont. Mais, nous venons de le dire, c'est aussi les aimer comme ils sont et se solidariser avec eux, au risque de devenir soi-même inacceptable.
Accepter les autres, une méthode pour mieux vivre.
En n'aimant pas les autres comme ils sont, nous nous faisons souffrir nous-mêmes. Nous dépensons beaucoup d'énergie dans des querelles médiocres et souvent infantiles. Nous perdons beaucoup de temps à nous battre. Et pourtant nous savons bien que, même si nous gagnons, la victoire ne nous donnera pas la moindre parcelle de bonheur en plus, ni pour nous, ni pour personne.
Cela me rappelle une histoire vraie. Celle d'un paysan des Cévennes, austère, droit et rigide, protestant en diable. Comme cela se passe souvent dans ces pays rudes, il s'était disputé avec quatre de ses enfants sur les cinq qu'il avait eus, et ce pour quelques malheureux arpents de broussaille. Lorsqu'il comprit qu'il allait mourir sous peu, il m'a fait appeler pour que je puisse, avant sa mort, réunir tous ses cinq enfants à son chevet pour une ultime réconciliation. J'ai réussi à en retrouver quatre et à les réunir auprès du lit du mourant. Mais, lorsque j'ai retrouvé le cinquième, le père était déjà mort. C'était trop tard. Le père n'a pas pu se réconcilier avec son fils, (cf. la parabole du riche et du pauvre, Luc 16,19-31).
"Si l'amour vous fait signe, suivez-le, même si ses chemins sont rudes et escarpés". (Khalil GIBRAN).
Alain Houziaux