Noël, toujours, à nouveau
(Matthieu 2,1-12)
Prédication prononcée le 22 décembre 2019, au temple de l'Étoile à Paris,
par le pasteur Élian Cuvillier
Vous le savez sans doute : avant de devenir officiellement une fête chrétienne, le 25 décembre a d’abord été la fête de la Cité, une fête dédiée au soleil qui marquait la victoire de la lumière sur la nuit et les ténèbres. C’est seulement à la fin du second siècle que l’on récupère et christianise cette date - celle d’une fête païenne donc - dans une Eglise qui jusque-là ne connaissait qu’une seule fête, celle de Pâques. Et c’est enfin au IVe siècle que l’empereur Constantin impose le sens chrétien du 25 décembre comme le seul sens valable désormais.
Noël est donc devenu une fête chrétienne, une date anniversaire qui a pour objet, en principe, de célébrer l’incarnation, l’insertion radicale de Dieu dans l’histoire des hommes. Je dis bien en principe, car en en réalité fixant le jour de Noël l’inverse peut se produire. En effet, que célébrons-nous vraiment à Noël ? Est-ce bien - comme on le prétend toujours — le Dieu qui s’incarne dans notre histoire ? Un événement qui survient au cœur de l’existence humaine ? Ce jour-là n’est-ce pas plutôt pour nous une façon de décrocher des jours ordinaires, de suspendre un moment le cours de notre vie quotidienne pour se faire spectateur de l’extraordinaire et du merveilleux ? Car nous le sentons bien, avec Noël, nous voilà au-dessus de nos jours, je veux dire hors des jours coutumiers, hors du calendrier de notre vie. Nous voilà projetés du côté d’une histoire qui ne se déroule pas « en bas », dans l’espace de notre vie — comme on feint toujours de le croire — mais bien « en haut », dans ce qui est hors du commun, hors de ce monde-ci.
Que le monde soit le théâtre où se joue la naissance d’un Christ n’y change rien. Nous avons fixé Noël à l’écart de notre vie et de notre histoire. Chaque année, nous allons répétant une histoire qui ne peut pas devenir notre histoire, qui ne peut pas se dérouler sur la scène de notre vie. Noël est devenu un jour unique dans l’année, mais aussi, par un surprenant retournement, un jour qui échappe à la séquence ordinaire de nos jours, qui surplombe notre vie sans pouvoir s’y loger.
Noël : non pas une trouée vers la terre — comme on se plaît à le chanter — mais une trouée vers le ciel, une sortie de notre histoire. Ce que je voudrais souligner c’est que, par un curieux retournement, Noël opère comme un contre-Noël, comme une sorte d’anti-incarnation : non pas Dieu dans notre histoire quotidienne, mais l’homme, une fois par an, convié sur une autre scène pour assister en spectateur à une histoire divine.
L’Evangile de Matthieu au chapitre 2 raconte le voyage des mages vers la crèche. On sait bien que les mages, au fil du temps, sont devenus la source d’une légende dorée qui est allée toujours en s’amplifiant. Si vous lisez, par exemple, un certain nombre de récits plus tardifs que celui de Matthieu (ceux que l’on nomme des apocryphes) vous verrez comment cette fête de Noël a été happée par le merveilleux et le légendaire : on décrit les mages avec le plus grand soin, on personnalise chacun d’eux, on fixe leur nombre, on raconte leur fantastique voyage. Mais alors on peut toujours raconter ce qui est arrivé à des mages venus d’Orient leur histoire ne risque pas devenir la nôtre. Nous sommes à l’abri d’un tel événement. Voici ce qui m’étonne : nous faisons bien de Noël un jour à part, mais en l’isolant nous le détachons aussi de notre histoire. En un mot : nous empêchons ce jour-là de devenir n’importe quel jour de notre vie. Et pourtant, comment supposer que l’évangéliste Matthieu construise un récit pour nous dire que cette histoire ne peut pas, ne pourra jamais devenir la nôtre ? Comment penser que ces étranges voyageurs qui suivent une étoile soient des figures de l’impossible.
C’est que Noël est une date unique, c’est vrai. Mais en fait tout le sens de cette date est d’être ce qui peut nous arriver, non pas une fois mais toujours à nouveau. En célébrant Noël n’en faites donc pas un anti-Noël, c’est-à-dire la date de ce qui ne peut jamais survenir pour vous. Car Noël c’est aujourd’hui le nom de l’événement qui peut vous arriver. C’est tout le sens d’un Dieu qui déchire son ciel pour aller à la rencontre de l’homme.
Martin Luther disait : « La naissance biblique du Christ signifie partout sa naissance spirituelle, c’est-à-dire la façon dont il naît en nous et nous en lui ». Noël n’est pas une histoire. Ou plutôt cette histoire n’a de sens qu’à être l’histoire de mon histoire, l’histoire de votre histoire toujours possible, c’est-à-dire la naissance du Christ dans mon existence comme dans la vôtre. C’est cela qu’il faut célébrer au cœur des Ecritures, cet inouï-là et pas un autre : que cette naissance-là — celle-là et pas une autre — devienne une nouvelle compréhension de notre vie, de Dieu et du monde.
Célébrer la naissance de Jésus ce n’est donc pas cocher une date qui jamais ne peut appartenir au calendrier de notre vie et de notre histoire. Car Christ est né, je veux dire Christ ne peut naître que dans le geste même de la découverte et de la confiance accordée, c’est-à-dire justement pour qui cette naissance devient un événement décisif et alors qu’il n’y a aucune raison objective à cela. La crèche et la foi ne sont pas séparables. Car la déclaration « cet enfant est le Christ » n’est pas un savoir opposable à d’autres, mais une vérité qui existe seulement pour celui qui en vit. En effet, on peut toujours voir un enfant dans une crèche, mais qu’avec cet enfant — celui-là et pas un autre — je puisse déclarer « Christ est né », cela je ne peux le dire qu’au moment où « Christ » devient le nom de ce qui arrive, de ce qui survient, de ce qui rencontre et modifie l’être humain que je suis. Au fond, la déclaration « Christ est né » coïncide toujours avec la naissance d’un sujet chrétien. Voilà une bonne nouvelle pour nous aujourd’hui : que Noël soit encore ce qui peut nous arriver. Que Noël ne soit rien d’autre en réalité que ce qui nous arrive aujourd’hui. Cela le récit de l’évangile de Matthieu le déplie de trois façons :
D’abord ceci : Christ est ce qui nous arrive quand notre existence accueille le signe inattendu qui lui est fait.
Car il est question d’un signe dans le récit de l’évangile de Matthieu. Et ce signe prend ici la forme métaphorique d’une étoile qui a mis en route les mages. Alors, les mages, vous savez, ils n’avaient rien à voir avec des magiciens. Ils étaient plutôt les scientifiques de l’époque, et notamment des mathématiciens de grande envergure. Ils avaient donc construit un savoir, balisé une compréhension du monde, de l’homme, du divin, élaboré des hypothèses de travail. Mais, comme tout bon scientifique, ils restaient ouverts à des éléments nouveaux qui pouvaient toujours surgir et modifier leur façon de penser, de comprendre la vie et le monde qui les entoure. Loin d’un savoir qui enferme et sature, il y avait en eux, dans leur pensée et leur vie, de la place pour accueillir l’inattendu et la surprise. Et c’est ce qui se passe pour eux.
Car la surprise d’un signe c’est quand une parole ou un geste que nous ne pouvions pas prévoir passe dans notre vie et nous remet en mouvement. Il faut être attentif à cela, je veux dire, il faut accueillir ce qui, à un moment donné, peut venir nous faire signe et nous donner assez de courage, d’espérance ou de désir pour nous mettre ou nous remettre en route. C’est qu’au lieu de faire place, notre vie peut toujours se fermer sur elle-même. Elle peut se fermer par exemple sur un jugement que l’on croit définitif. Ou sur une peine qui rend inaccessible à toute parole de consolation, à tout geste de compassion. Ou encore notre vie peut se fermer sur le sentiment de bien être que procure parfois la possession de biens ou l’amour ou le savoir ou bien le travail. Tout peut opérer la fermeture de la vie, la saturation de notre espace : la joie comme la souffrance, le savoir comme le doute. Alors, voilà d’abord le grand message de Noël : à un moment peut-être une parole ou un geste vous fera signe, une étoile traversera votre histoire et prendra un relief particulier. Soyez attentifs à cela, laissez un peu de place en vous et faites confiance à ce qui est passé en vous et vous a fait signe, même si vous ne savez pas pourquoi et même si vous n’en comprenez pas le sens véritable. Il arrive simplement qu’une parole, sans que nous sachions vraiment pourquoi, nous touche, nous fasse du bien et ouvre devant nous un chemin sur lequel nous pouvons avancer.
Seconde affirmation. Christ est ce qui nous arrive quand nous nous éloignons un peu de nos attentes.
Une unique question soutient les mages : où est le roi des juifs qui vient de naître ? Et cette question les a conduits à Jérusalem et non pas à Bethléem, la plus petite des principautés du pays de Judée. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement ? Comment ne pas supposer un roi conforme aux représentations a priori de la majesté divine ? C’est toujours d’abord vers Jérusalem que nous mène notre attente, c’est-à-dire vers un Dieu que l’on suppose dans les palais du pouvoir et du savoir, un Dieu qui se trouve paré de tout ce dont nous nous sentons privés.
Nous voilà tous avec notre demande : où est le roi des juifs ? C’est-à-dire : où peut être le Dieu que je cherche, sinon là où j’ai besoin de lui parce que souvent je me sens humain, trop humain ? Où chercher Dieu sinon là où le convoque le manque que j’aimerais combler en moi ? C’est sur le versant de Jérusalem que notre attente nous fait appeler quelqu’un — un Dieu peut-être ? — quelqu’un qui aurait le pouvoir de résoudre les nœuds de notre existence. Nous croyons toujours savoir ce qu’il nous faudrait pour être heureux, plus en paix avec nous-mêmes, plus fort. Alors que c’est justement de cela dont il faut s’éloigner un peu pour que naisse autre chose, ou plutôt quelqu’un d’autre.
Alors, voilà encore l’Evangile de Noël en son second mouvement, cette parole qui dit, qui dit ce matin à chacun de nous : allez, marche encore un peu. Eloigne-toi de ces attentes-là, éloigne-toi un peu du Dieu dont tu dis avoir besoin, car la bonne nouvelle de ta vie viendra peut-être de là où tu ne le pensais pas. Oui, alors même que nous croyons savoir ce que nous cherchons pour en vivre, la naissance du Christ nous dit que ce qui nous fera vivre en vérité viendra toujours du côté de ce que nous ne pouvions pas envisager ni prévoir. C’est toujours dans une trouée de nos attentes que Christ est, à Noël, ce qui nous arrive.
Alors pour les mages, ce sont les responsables religieux qui désignent Bethléem. Ils leur offrent un bien inestimable, alors même qu’ils en ignorent le prix et alors même que cette parole est pour eux une parole sans saveur et sans force. Nous aurons ainsi peut-être reçu notre joie et notre espérance de la bouche de ceux qui n’ont jamais su ce qu’ils nous donnaient.
Troisième affirmation : Christ est ce qui nous arrive quand notre existence reprend un autre chemin
En son troisième mouvement, la bonne nouvelle de la naissance du Christ, c’est ce moment où, à la fin du récit, les mages repartent par un autre chemin. Ils étaient venus par le seul chemin qui leur était possible, celui que nous empruntons lorsque parfois nous cherchons ce qui nous manque, lorsque nous avons du mal à supporter les limites de notre humanité et que nous appelons le très-haut. Mais sur ce chemin nous rencontrons un paradoxe : le Christ n’est pas à Jérusalem, mais à Bethléem. Il n’est pas là où les hommes de toutes les cultures et de toutes les religions le cherchent. Mais, là où nul ne songerait à reconnaître : dans le dénuement d’une crèche. D’ailleurs, si les mages ont cherché dans la nuit de leur existence et s’ils ont trouvé, il faut dire maintenant qu’en réalité c’est plutôt une parole qui les a cherchés et qui les a trouvés. C’est d’ailleurs sans doute cela la foi : dans notre histoire sinueuse, complexe, se laisse trouver par quelque chose, ou plus exactement par quelqu’un qui occupe alors une place unique dans notre existence.
Christ est ce qui nous arrive quand, en plein cœur de notre trajet, nous sommes trouvés par lui alors même que nous le découvrons. Nos mots tentent de l’exprimer, même mal, même en balbutiant. On dit alors : « J’ai été trouvé », « Il y a de l’absolument neuf pour moi », « Je ne me justifie pas moi-même », « J’ai été précédé ». Les mages ont trouvé l’enfant de la crèche, mais en vérité c’est lui qui leur a fait signe, qui les a cherchés depuis le début, qui les a trouvés. Alors, Matthieu dit que les mages repartent par un autre chemin.
Car être trouvé veut dire : reprendre sa route, la route même de notre propre histoire et de notre humanité, mais une histoire habitée par une présence. Cette présence-là ne nous épargne pas la rudesse et la joie du chemin puisque lui-même a décidé d’y marcher. Elle promet qu’il y a l’Emmanuel, le Dieu avec nous, le Dieu à côté de nous. Au jour de Noël, les mages ne sont pas repartis plus riches, plus puissants ou plus savants. Ils ont simplement su leur existence habitée d’une présence que nul ne pouvait leur ravir. Alors, à tous ceux qui disent : « personne n’a jamais vu Dieu », ils répondent seulement : « c’est que personne ne songe à le chercher si près de nous ». Que Christ soit aujourd’hui ce qui vous arrive.
Amen
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Matthieu 2, 1-12
1Jésus était né à Bethléem en Judée, au temps du roi Hérode. Des mages d'Orient arrivèrent à Jérusalem 2et dirent : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Car nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus l'adorer. 3A cette nouvelle le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. 4Il assembla tous les principaux sacrificateurs et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ. 5Ils lui dirent : A Bethléem en Judée, car voici ce qui a été écrit par le prophète : 6Et toi, Bethléem, terre de Juda Tu n'es certes pas la moindre Parmi les principales villes de Juda ; Car de toi sortira un prince, Qui fera paître Israël, mon peuple. 7Alors Hérode fit appeler en secret les mages, et se fit préciser par eux l'époque de l'apparition de l'étoile. 8Puis il les envoya à Bethléem, en disant : Allez, et prenez des informations précises sur le petit enfant ; quand vous l'aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que j'aille moi aussi l'adorer. 9Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici : l'étoile qu'ils avaient vue en Orient les précédait ; arrivée au-dessus (du lieu) où était le petit enfant, elle s'arrêta. 10A la vue de l'étoile, ils éprouvèrent une très grande joie. 11Ils entrèrent dans la maison, virent le petit enfant avec Marie, sa mère, se prosternèrent et l'adorèrent ; ils ouvrirent ensuite leurs trésors, et lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. 12Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner vers Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin.