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Le riche, le chameau et le trou de l'aiguille
Prédication prononcée le 5 septembre 2021, au temple de l'Étoile à Paris,
par le pasteur Louis Pernot
« Il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des Cieux » (Matt. 19:16-26)
L’image est parlante, et montre, que c’est, non seulement pas facile, mais même a priori pas possible du tout pour un riche d’entrer dans le Royaume de Dieu. D’ailleurs, Jésus conclut bien par : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu ». Donc oui, c’est l’image de quelque chose d’impossible.
Cette affirmation semble ainsi simple et claire, une bonne condamnation des riches, comme on croit en lire un certain nombre dans l’Evangile, mais en fait l’interprétation simpliste genre lutte des classes ne fonctionne pas. Il n’y a pas les bons pauvres d’un côté, et les mauvais riches de l’autre. On est toujours le pauvre de quelqu’un et le riche d’un autre. Même celui qui en France revendique parce qu’il n’arrive pas à boucler ses fins de mois est plus riche que 95% des humains de cette planète. Et si l’on ne considère que la France, il y a chez nous des SDF formidables, mais aussi certains qui sont des ordures, et également des personnes plus riches que les autres qui sont absolument formidables, pleines de générosité, de capacité d’attention et d’accueil. Donc cette affirmation demande un supplément d’enquête pour voir ce que cela peut vouloir nous dire à nous, à chacun, à tous, et pas juste comme pour condamner mon voisin qui est plus riche que moi et dont je suis jaloux.
Et pourquoi Jésus a-t-il choisi ces éléments symboliques du chameau et du chas d’aiguille ? Il aurait pu prendre n’importe quelle autre image de quelque chose d’impossible.
La corde de marine
Certains, et c’est la thèse à laquelle j’ai adhéré depuis des années, mais je crois maintenant qu’elle n’est pas la meilleure, ont pensé qu’il y avait une erreur de copiste entre kamelon en grec qui est le chameau et kamilon qui est le cordage de marine, donc une grosse corde. On comprendrait alors la logique de cette image apparemment hétéroclite : il ne serait pas question de penser faire passer un chameau par le chas d’une aiguille, mais une corde, alors que ne peut passer qu’un fil tout fin. Cette idée est exposée pour la première fois par Cyrille d’Alexandrie au Ve siècle, c’est séduisant et astucieux, mais ça ne va pas bien. Il semblerait que le mot grec kamilon comme signifiant « corde » serait extrêmement tardif, et fort rare ; il ne se trouve en fait pratiquement que dans les explications de ceux qui ont défendu cette thèse. Mais ce n’est pas absurde, si on remonte à l’hébreu, kamelon en grec a une origine sémitique : gamal en hébreu signifie bien le chameau, et peut aussi signifier aussi une sorte de corde, peut-être en poil de chameau, ou pour tenir les chameaux... Et comme Jésus a certainement donné cet enseignement en araméen, le jeu de mot, ou la confusion n’est pas impossible.
Cette leçon serait alors un appel à maigrir. S’appauvrir, être petit. On n’entre pas dans le Royaume de Dieu par son importance, sa taille, sa force, la grandeur de sa sainteté ou de ses mérites, mais au contraire par l’humilité. Le problème du riche, c’est qu’il a trop, et qu’il risque de se croire important, de se croire gros et fort alors que s’il veut entrer dans le Royaume il faut qu’il se fasse tout petit. L’appel à l’humilité est quelque chose de constant dans l’Evangile. Dans les Béatitudes, Jésus invite à avoir un « esprit de pauvreté ». L’expression est belle parce qu’elle montre que ce qui compte n’est pas l’état absolu de la richesse, mais l’état d’esprit. Il y a des pauvres qui ont peu, mais qui s’accrochent à ce qu’ils ont, et des riches qui savent qu’en fait ils ne possèdent rien et ont cet esprit de pauvreté essentiel. Et également : « Heureux les humbles, car ils hériteront la terre » : les orgueilleux n’entrent pas dans le Royaume, ils sont trop gros, trop encombrés. Les orgueilleux se trompent : ils sont comme la grenouille de la fable de La Fontaine qui veut se faire grosse comme un bœuf, ils se croient importants alors qu’ils ne sont rien. Nous souffrons dans ce monde de gens qui se croient être importants alors qu’ils ne sont pas grand-chose, de gens qui veulent se mettre au centre de tout alors qu’ils sont pécheurs comme nous. Le Royaume de Dieu ne se gagne pas par la force, il est tout en douceur, en humilité, en finesse.
Apprendre à maigrir, c’est se faire petit par rapport aux autres, ça ne veut pas dire manquer de confiance en soi, ou renoncer à agir ou être dans ce monde ; Jésus s’est fait petit dans ce monde, il n’est pas venu comme un roi ou un puissant, mais néanmoins, il a su s’imposer dans ce monde.
Cette explication affaiblit néanmoins un peu l’affirmation de Jésus en prétendant qu’en fait, ce ne serait pas totalement absurde et impossible, la difficulté serait juste que la corde est trop grosse, mais en devenant fine, ça devrait pouvoir aller. Or Jésus conclue bien en disant que c’est « impossible aux hommes ». Il s’agit bien d’une impossibilité totale, pas d’une difficulté ou d’une question de taille.
La petite porte de Jérusalem
L’autre explication qui a été donnée aussi depuis longtemps est que le « chas de l’aiguille » aurait été le nom d’une porte dans la muraille de Jérusalem, porte particulièrement basse et étroite, dans laquelle les chameaux ne pouvaient passer qu’en se débâtant, et s’agenouillant. (On trouve cette explication depuis le IXe siècle et elle a été reprise par Thomas d’Aquin, Erasme (qui la mentionne sans y adhérer), et même Shakespeare : (Richard II, ActeV. S. 5) : « It is as hard to come as for a camel /To thread the postern of a small needle’s eye »).
C’est rassurant, parce qu’il y aurait alors moyen de passer par ce chas de l’aiguille, il suffirait d’une part de se débâter, c’est-à-dire de laisser là ses bagages, et d’autre part de s’humilier en baissant la tête.
Se débâter... l’image n’est pas mauvaise non plus. Il est vrai que nous sommes venus nus dans ce monde, et nous en repartirons nus. Nos possessions nos richesses, tout ce que nous avons accumulé, tout ce qui dans notre vie est de l’ordre de l’avoir ne vaut rien pour le Royaume de Dieu, nous devons sans cesse chercher qui nous sommes indépendamment de ce que nous avons. La vraie valeur de l’être, et ce que Dieu regarde, est ce qui reste quand on enlève tout. Il ne s’agit donc pas nécessairement d’être matériellement riche ou pauvre, mais d’apprendre le détachement, d’être capable de se penser, de s’envisager soi-même indépendamment de ce que l’on possède.
Et le fait de baisser la tête est de baisser la tête devant Dieu, de prier, de s’humilier en reconnaissant qu’il y a plus grand que nous. Cette humilité, une fois de plus, est essentielle.
Mais il y a deux problèmes. Le premier est que les historiens sont formels : il n’y a jamais eu à Jérusalem de porte portant le nom de « chas de l’aiguille », c’est donc une invention totale juste pour servir une interprétation morale. Et puis, de nouveau, le message ne serait pas assez radical pour rendre justice au texte. Dans ce cas, il ne serait pas impossible au chameau de passer par ce « chas de l’aiguille ». Le croyant pourrait entrer de lui-même dans le salut de Dieu, il lui suffirait de laisser là ses possessions et ses prétentions et il entrerait sans difficulté. Or, le texte de l’Evangile est clair, il ne dit pas aux disciples que l’on pourrait se sauver par une petite discipline personnelle, mais bien que c’est impossible aux hommes d’entrer par soi-même dans le Royaume.
La tradition juive
Or, si l’on ne trouve pas dans la Bible elle-même de référence se rapprochant de notre histoire de chameau et de trou d’aiguille, on en trouve dans la tradition juive, le Talmud et le Midrash, ces textes que Jésus connaissait évidemment parfaitement, tout comme ses interlocuteurs. Dans le Talmud de Babylone en particulier, plusieurs occurrences évoquent l’idée d’un éléphant passant par le chas d’une aiguille, comme quelque chose d’absolument impossible et de totalement absurde. Et sans doute à Jérusalem, la leçon devait être avec le chameau équivalent de l’éléphant pour Babylone, le plus gros des gros animaux connus.
Jésus n’aurait donc pas inventé l’image, mais juste repris de l’enseignement juif de son temps des éléments pour illustrer quelque chose d’impossible et même d’impensable : le plus gros ne peut passer par le plus petit... L’homme ne peut même pas imaginer se sauver lui-même, seul Dieu sauve. Le salut ne se gagne pas, il se reçoit.
L’alphabet hébraïque
Mais on peut vouloir remonter encore plus haut et se demander pourquoi la tradition juive aurait justement choisi cette image hétéroclite du chameau et du trou de l’aiguille. Une hypothèse peut être trouvée à partir de l’alphabet hébraïque. Celui-ci comporte en effet 22 lettres qui ont chacune un nom qui signifie aussi quelque chose. Or si gamal en hébreu signifie bien « le chameau » (et également « la richesse », « l’abondance », ah tiens !...), c’est aussi le nom de la troisième lettre de l’alphabet : gimel. Et la lettre qui suit, la 4e, c’est le daleth, ce qui signifie « la porte ». Voilà que dans l’alphabet, le chameau est juste contre la porte. Pour passer du chameau à la porte, il faut avancer dans l’alphabet.
Or c’est là une sorte de procédé pédagogique connu dans le judaïsme de donner un enseignement en suivant les lettres de l’alphabet, pour aller de l’aleph au tav, de commencement à la fin. Sans doute d’ailleurs cela n’est-il pas étranger à ce que l’Apocalypse fait dire au Christ : « je suis l’alpha et l’omega, le commencement et la fin » (Apoc. 21:6).
Ainsi la première lettre est aleph, racine d’un verbe qui veut dire « apprendre ». C’est la base et le commencement de la foi, il faut connaître le message, l’histoire sainte, l’Ecriture. La deuxième lettre est beth, « la maison ». Donc aller dans la maison du Seigneur, fréquenter l’église, le temple, ou la synagogue, louer Dieu, prier avec d’autres. Alors on se rapproche du gimel, « le chameau », et qui signifie aussi « l’abondance », « la richesse », parce que le croyant en herbe prend confiance en lui-même, il devient riche de savoir, de foi, de pratique. Il risque alors de se croire trop important. Il faut alors qu’il accède à la lettre suivante qui est « la porte » : qu’il s’ouvre aux autres, qu’il aille vers les autres, qu’il sache écouter, accueillir, donner et recevoir. Celui qui ne ferait pas cela est menacé par l’intégrisme, et risque d’être juste pénible voire dangereux pour tout le monde !
Le trou du qoph
On pourrait continuer à décliner tout l’alphabet pour voir comment arriver à l’ultime, le tav (ou l’omega dans l’alphabet grec), qui est le but, le Royaume. Mais pour cela il faut, nous dit Jésus, plus précisément passer par le chas de l’aiguille. Or ce trou d’aiguille, c’est le qoph, la 19e lettre. Qoph en hébreu signifie en effet, « le singe », ou « le trou de l’aiguille ». Il a donné notre lettre Q, qui précisément modélise ce trou de l’aiguille avec le petit fil qui pend et qui y passe. Et d’après Jésus, ce qoph est à la fois la plus importante et la plus difficile des étapes, celle pour laquelle nous avons absolument besoin de Dieu.
Le qoph donc, c’est le trou, le vide, l’ouverture. On le dit souvent, il faut entrer dans le Royaume de Dieu, c’est-à-dire se rapprocher de Dieu et de ce qu’il attend de nous, par nos manques, par des vides. C’est l’importance du silence qui est écoute et disponibilité, de la confession des péchés qui est prise de conscience de nos manques plus qu’étalage de nos réussites. C’est dans le dépouillement, dans l’humilité que l’on entre dans le Royaume. Ce qoph, c’est ce trou par lequel je dois passer comme le fil dans une aiguille, et ce trou en plus, il est tout petit.
Le fait que ce trou par lequel nous devons passer est tout petit peut être vu comme une difficulté : oui, il n’est pas facile d’entrer dans le Royaume de Dieu. Jésus nous en a averti : « Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition, et il en est beaucoup qui s’y engagent ; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il en est peu qui le trouvent » (Matt. 7:13-14). Ce trou est petit, difficile à trouver, il faut vraiment chercher comme une aiguille dans une botte de foin, puis encore trouver le chas et passer par lui.
Au contraire, on peut dire que c’est plutôt une bonne nouvelle : ce trou par lequel je dois passer n’est pas un gouffre. Il n’est pas question de se laisser engloutir pour disparaître complètement et n’être plus rien pour naître à Dieu. Ce trou il est tout petit et il respecte mon intégrité, et il suffit pour moi chameau de passer par ce petit trou. Cela peut sembler impossible, mais avec l’aide de Dieu non. Dieu n’a pas besoin que je parvienne à créer un boulevard entre lui et moi. Un simple tout petit passage, même une ouverture minuscule vers lui peut lui permettre de venir me sauver tout entier. Pour cela, il faut juste qu’il y ait dans ma vie, une lumière, un trou, une dimension qui s’ouvre, même sur quelque chose d’infinitésimal, et par ce trou minuscule, Dieu peut me tirer à lui et me sauver.
C’est comme ça que le chas de l’aiguille est vu plusieurs fois dans la tradition juive, ainsi dans le commentaire du Cantique des Cantiques : « Le Saint Béni Soit-Il dit à Israël : “Mes fils, ouvrez-moi une porte de repentir comme [avec] une pointe d’aiguille et moi j’ouvrirai pour vous des portes par lesquelles entreront des chariots et des charrettes”. » (Cantique Rabba 5,2).
Dans ma vie, il y a beaucoup de pleins, d’orgueil et d’égoïsme certainement, mais aussi de mes activités, mes loisirs, mon travail, mes devoirs, mes soucis, et ce n’est pas ça qui va me sauver, aussi grandes soient mes qualités, mes réussites, ce qui va me sauver, c’est si je découvre ce trou de l’aiguille, ce chas, cette lumière si petite soit-elle qui m’ouvre vers le Ciel. Comme l’étoile, cette minuscule lumière dans la nuit qui n’est rien qu’un trou d’épingle, et cette étoile dans la nuit, est signe d’espérance. Parce que par elle, je sais que la nuit n’est pas toute-puissante, mais que la lumière existe. Et cette étoile est ce sur quoi je peux et je dois construire ma vie. C’est par là que je dois passer, fussé-je chameau ou éléphant. Je dois faire de ce trou minuscule le centre de ma foi. Il semble impossible que j’y passe, mais avec l’aide de Dieu, je peux passer par ce trou de l’aiguille : « ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu ». C’est donc juste ce que je dois désirer ardemment.
Parce qu’en effet, Jésus dit que c’est difficile, mais pas que Dieu pourrait nous dispenser de passer par ce chas de l’aiguille. C’est bien par là qu’il faut passer et c’est ce à quoi il peut nous aider. Nous devons passer par ce trou, chameau ou moustique que nous soyons, nous devons y passer, il n’y a pas d’autre solution pour accomplir pleinement notre existence et notre vie.
Ce chemin de l’aiguille, il n’y a donc pas à y renoncer, mais au contraire à le chercher et le désirer de tout son cœur. Et quand vous aurez trouvé ce minuscule espace de lumière, ce minuscule espace de foi, d’espérance, de confiance, quand vous aurez entraperçu ou ressenti cet embryon de joie que vous pouvez trouver en Dieu, quand vous aurez trouvé cet instant, si fugace soit-il où tout à coup vous avez eu comme un éclair la vision de Dieu ou de la paix, ou de l’éternité, alors passez tout entier par ce trou de l’aiguille, jetez-vous dans ce point de lumière, engloutissez-vous dans cette étoile, et avec l’aide de Dieu vous passerez dans le Royaume de Dieu.
Et donc ce trou, si petit soit-il, n’est pas pour moi une mauvaise nouvelle, mais il est au contraire, une bonne nouvelle, parce que tout seul je ne pourrais rien, et ce n’est pas ma grosseur, ma taille ma réussite, qui peuvent me sauver. Que je doive me dépouiller, maigrir, oui d’accord, mais surtout, plus simplement, passez par le trou de l’aiguille. Et laissez-vous aller, comme ce fil tiré par la sainte aiguille qui est Dieu, et qui va construire, fabriquer, coudre ce vêtement éternel du monde, vêtement de joie, de lumière et de beauté.
Louis Pernot
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Matthieu 19:16-26
16Alors, un homme s’approcha et dit à Jésus : Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? 17Il lui répondit : Pourquoi m’interroges-tu sur ce qui est bon ? Un seul est bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements. Lesquels ? lui dit-il. 18Et Jésus répondit : Tu ne commettras pas de meurtre ; tu ne commettras pas d’adultère ; tu ne diras pas de faux témoignage ; tu ne commettras pas de vol ; 19honore ton père et ta mère et : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. 20Le jeune homme lui dit : J’ai gardé tout cela, que me manque-t-il encore ? 21Jésus lui dit : Si tu veux être parfait va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, et suis-moi. 22Après avoir entendu ces paroles, le jeune homme s’en alla tout triste ; car il avait de grands biens.
23Jésus dit à ses disciples : En vérité, je vous le dis, il est difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux. 24Je vous dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. 25Les disciples entendant cela, étaient très étonnés. Ils dirent : Qui peut donc être sauvé ? 26Jésus les regarda et leur dit : Aux hommes cela est impossible, mais à Dieu tout est possible.