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L'aveugle de Bethsaïda guéri avec la salive du Christ

Prédication prononcée le 15 octobre 2017, au temple de l'Étoile à Paris,

par le pasteur Louis Pernot

Le miracle de la guérison de l’aveugle de Bethsaïda dans l’évangile de Marc est des plus curieux. La principale bizarrerie est le fait que Jésus doive s’y reprendre à deux fois pour parvenir à la guérison. C’est le seul cas dans tout l’Evangile. D’habitude, quand Jésus veut guérir quelqu’un, il le fait et parfois même sans le vouloir, sa puissance de guérison est toujours montrée comme immédiate. Et puis pourquoi ce processus compliqué pour parvenir à cette guérison, Jésus doit mettre de la salive sur les yeux de l’aveugle... ordinairement, une simple imposition des mains suffit, et d’ailleurs, c’est simplement pour qu’il le touche que les habitants de la ville lui amènent cet aveugle. Et autre bizarrerie qui intrigue les exégètes du Nouveau Testament, c’est que ce récit ne se trouve que dans l’évangile de Marc. Or l’opinion commune aujourd’hui est que Marc a été l’une des sources des évangiles de Matthieu et de Luc, nos savants pensent donc que ces deux derniers ont eu l’évangile de Marc sous les yeux avant de rédiger le leur. Pourquoi alors auraient-ils écarté ce récit de guérison ? Bon nombre de commentateurs les plus respectés aujourd’hui disent qu’en fait ce récit doit être une sorte de mélange de souvenir autobiographique sans intérêt fait avec un récit populaire de guérison par un thaumaturge local, et que donc ce récit ne serait qu’un récit corrompu de moindre qualité, et que c’est en reconnaissant cela que Matthieu et Luc l’auraient à juste titre écarté.

Mais on peut voir les choses autrement, et ne pas suivre cet espèce d’orgueil des prétendus scientifiques actuels qui pensent être plus intelligents que l’Evangile de Marc lui-même. Ce récit est au contraire tout à fait construit, intelligent, et délivre un message théologique essentiel. Il suffit de prendre la peine de se pencher dessus et de le lire avec attention, parce que chaque détail compte.


Tout d’abord sur l’aspect historique, il est tout à fait plausible. Le fait de guérir un aveugle avec de la salive est un traitement connu dans l’antiquité et qui est tout à fait justifié. Il paraît que quand un individu est en état de déshydratation, (ce qui peut arriver dans ces pays désertiques), il se peut que l’humeur qui recouvre les yeux se dessèche pour former une croûte salée empêchant de voir. Et les vieux médecins coloniaux savent encore aujourd’hui qu’il suffit de dissoudre cette croûte avec de la salive pour que l’individu retrouve très simplement la vue. Il n’y a donc pas à proprement parler de « miracle » qui aurait pour seul sens de prouver la divinité du Christ, mais le récit d’une guérison comme Jésus a dû en faire bien d’autres lors de son ministère. Jésus, en effet, agissait, comme un guérisseur, avec un mélange de connaissances empiriques de son époque et certainement un charisme spirituel et psychologique particulièrement fort à même d’amener bien des gens à des guérisons d’ordre psychosomatiques. Cela est d’ailleurs cohérent avec ce qui précède dans l’évangile de Marc où les pharisiens lui demandent des miracles pour croire en lui et qu’il refuse de se livrer à ce petit jeu !

Cela nous entraîne à penser que justement il ne faut pas interpréter cette guérison comme un « miracle » visant à montrer la divinité du Christ, mais une guérison qui a valeur de symbole pour indiquer ce que peut être l’action du Christ sur chacun d’entre nous. Parce que en effet, dire que le Christ peut rendre la vue, c’est dire d’une autre manière qu’il donne la lumière. Or, quand dans l’Evangile de Jean, Jésus dit : « Je suis la lumière du monde, celui qui croit en moi ne marchera pas dans la ténèbre, mais il aura la lumière de la vie ». (Jean 8:12), évidemment que personne ne comprend cela comme faisant allusion à de la lumière matérielle. Et ce que l’évangile de Jean dit d’une manière conceptuelle en parlant de lumière, les évangiles synoptiques le disent d’une manière factuelle et imagée en montrant que Jésus rend la vue aux aveugles. Ce thème est d’ailleurs bien connu depuis l’Ancien Testament, où dans le prophète Esaïe en particulier, il est à bien des reprises question de ce peuple de Dieu qui est « aveugle » alors même qu’il a deux yeux pour voir. (Esaïe 42 :18-23 et Esaïe 43 :1-9). Il est un fait que nous sommes tous plus ou moins des aveugles dans le sens où nous ne voyons pas clairement qui nous sommes, qui est l’autre, où nous allons, ou Dieu lui-même. Et le Christ peut nous aider à y voir plus clair, à comprendre, à discerner, à avoir dans notre vie une visée, une compréhension qui nous permet d’être autonomes et libres pour choisir nous mêmes notre propre route.

D’ailleurs ce passage au symbolique se trouve fait dans un autre récit de guérison d’aveugle : celui de l’aveugle né de Jean 9. A la fin du récit, les pharisiens disent à Jésus : « Nous aussi, sommes-nous aveugles ? Jésus leur répondit : si vous étiez vraiment aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais maintenant parce que vous dites : Nous voyons ; votre péché demeure » (Jean 9:40). Cette phrase de conclusion du récit invite à relire tout le texte avec cette clé de lecture qu’il ne s’agit pas avant tout d’un acte médical relatant une guérison physique.


La question ici, c’est donc comment Jésus a-t-il pu aider cet homme à y voir plus clair dans sa vie. Pour cela, il faut d’abord essayer de comprendre de quoi il pouvait souffrir et ce qui pouvait causer sa cécité. On a un indice, c’est que la première action de Jésus pour le libérer, c’est de le faire sortir de la ville, il considère donc sans doute que les autres sont cause première de son handicap : il était incapable de voir par lui-même, il était aveuglé par les autres, il devait voir sans doute par les autres, en fonction des autres, incapable d’assumer sa propre vision des choses.

La situation est même d’autant plus grave que la chose est dite se passer à Bethsaïda. Or cette ville est tout à fait négative dans l’Evangile, c’est une ville de Galilée où Jésus a fait des miracles, mais ceux qui habitaient là apparemment n’avaient rien à en faire, ils refusaient d’y voir le signe de la gloire de Dieu. C’est ainsi que Jésus dira cette imprécation célèbre et terrible : « Malheur à toi, Chorazin ! malheur à toi, Bethsaïda ! car, si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient repenties, en prenant le sac et la cendre. » (Mt 11:21). Betsaïda représente donc les incrédules, les persifleurs, ceux qui doutent de tout, ceux qui refusent de voir la grandeur de Dieu ou la beauté du monde.

Et de plus, « Bethsaïda » signifie en hébreu : « la maison de la chasse », or le premier chasseur de l’Ecriture, c’est Nimrod dont le nom signifie « le rebelle contre Dieu ». Voilà qui n’est pas très positif, il faut bien le dire.

Ces habitants de Bethsaïda sont donc en quelque sorte des aveugles refusant de voir la gloire et l’amour de Dieu. Et c’est dommage, ils se privent de merveilles qui pourraient changer leur vie.

Ce que fera Jésus, c’est donc premièrement de soustraire l’homme aux influences néfastes de son entourage pour lui permettre d’arrêter de se préoccuper du regard destructeur des autres, et pour voir par lui-même avec ses propres yeux. L’aveugle c’est celui qui n’est pas capable de voir par lui-même, de se faire sa propre opinion, il n’est qu’à la remorque, influençable, Jésus en fera un homme libre, autonome, délivré de l’influence des autres. Jésus va le libérer de cette pression de conformité nuisible, et c’est pourquoi s’ailleurs il lui dit à la fin de ne pas retourner dans la ville, il ne lui dit pas de se couper de toute vie sociale puisqu’il l’invite à aller dans sa maison, vers les siens, mais il l’invite à ne pas rester dépendant de ceux qui l’aliènent, il faut savoir couper les ponts avec ceux qui font du mal parfois simplement pour se protéger.


Ensuite sur la manière de s’y prendre plus particulièrement, afin d’aider l’aveugle, le texte nous donne des éléments précieux. D’abord il y a la question de savoir pourquoi Jésus doit s’y prendre à deux fois. Cela, la plupart des commentateurs l’expliquent volontiers pour dire qu’il ne s’agit pas de douter de la puissance de guérison du Christ, mais de prendre en compte que la guérison d’un homme, ses progrès, même dans le domaine psychique ou spirituel ne sont que rarement immédiats. Il n’est pas facile de guérir un être humain, nécessairement, il y a des résistances, des difficultés, des rechutes même souvent, et il faut persévérer, recommencer inlassablement sans se décourager.

Mais il peut y avoir une autre explication (qui d’ailleurs n’annule pas celle que nous venons de citer) permettant de rendre mieux justice au texte, et en particulier d’expliquer les autres détails comme ce que dit l’aveugle qu’il voit « les gens comme des arbres et ils marchent ». Pour cela, il faut faire un détour par le moyen que prend Jésus pour sa thérapie : mettre de la salive sur les yeux de l’aveugle.

Or, par delà le remède colonial que nous avons cité, cela a un sens tout à fait théologique. Il a été vu depuis longtemps, en particulier par les pères de l’Eglise, comme saint Jean Chrysostome qui a fait peut-être le plus beau commentaire de ce texte que l’on puisse trouver en deux mille ans de christianisme. La salive donc, c’est ce qui sert à la parole, comme l’on dit que l’on use sa salive à dire une chose. Cette salive ainsi représente la parole, et l’on peut comprendre que Jésus invite à regarder le monde à travers sa parole. Voir le monde à travers la parole de l’Evangile, c’est ré-enchanter le monde, c’est le voir avec un regard de bienveillance, d’accueil, de pardon, de grâce et d’amour. Et cela change tout.

Parce qu’en effet, on ne peut pas changer les choses, les gens, ou les événements, mais on peut changer le regard que l’on porte sur ces réalités. Et les choses, ou les gens deviennent souvent pour nous comme nous les regardons. Voir le mal, c’est se laisser contaminer par le mal et rester dans l’obscurité et la ténèbre, voir le bien, c’est se nourrir de positivité et vouloir voir la lumière. Voir la haine ou l’indifférence, c’est laisser de la négativité venir en nous, voir l’amour, c’est pouvoir construire quelque chose. Voilà pourquoi n’est vraiment voyant que celui qui regarde le monde avec le regard de Dieu, celui qui prend les lunettes de l’Evangile pour avancer, parce que la parole de l’Evangile est une parole créatrice et positive.

Et une preuve en plus qu’il est bien question là de la parole, c’est précisément que Jésus doive s’y prendre à deux fois, parce que le deux est le nombre de la parole de Dieu. Il y a deux testaments, et pour les juifs, la Torah, loi écrite, et la loi orale. Les commandements ont été donnés sur deux tables, et donnés deux fois. En effet, il est écrit que Moïse sur le mont Sinaï reçoit les commandements, puis descendant vers le peuple il le trouve en train d’adorer le veau d’or, alors il casse ces tables. Dieu lui demande alors de remonter pour en refaire une deuxième série qui sera la bonne. Ainsi, Jésus est montré là comme le nouveau Moïse, lui aussi il donne deux fois une loi qui est une nouvelle loi et qui est la parole de son Evangile. Et cette parole du Christ, elle est par son verbe proprement dit, mais aussi par ses gestes. Le texte dit bien en effet, que la première fois il met de la salive, mais la seconde, on ne parle que des mains. Jésus étant l’incarnation de la Parole, il révèle la Parole non seulement parce qu’il dit, mais aussi par ce qu’il fait. (Pour nous aujourd’hui, nous dirions que pour être fidèles serviteurs de cette Parole divine, nous avons la prédication et les sacrements, le langage et le geste.)


Mais donc après la première action du Christ, il est dit qu’il voit les autres « comme des arbres, et ils marchent ». Cela indique non pas une sorte d’échec de l’acte thérapeutique de Jésus, mais que sa guérison a dû se faire par paliers en deux étapes.

Au départ, avons nous dit, les autres étouffaient notre aveugle, il voyait tout à travers les autres, ne voyait rien que par le regard des autres, il était totalement dépendant au point même qu’il n’est pas venu tous seul vers Jésus, mais qu’il y a été amené. Lors de la première étape de sa guérison, l’aveugle dit qu’il voit les gens « comme des arbres et ils marchent », c’est-à-dire qu’il devient totalement indépendant des autres. Avant, ce sont les autres qui voyaient à sa place, qui pensaient à sa place et parlaient à sa place, là il voit les autres, mais ils ne disent rien, parce que des arbres, ça ne parle pas et ça n’a pas d’opinion sur rien ! Il est totalement libéré de l’emprise des autres en quelque sorte. C’est d’ailleurs dans ce sens que va la question du Christ, il lui demande : « que vois-tu ? ». Cela est curieux, Jésus normalement sait très bien les choses, il n’aurait normalement pas besoin de demander pour savoir comment va l’autre. Mais il l’invite précisément à avoir lui-même une opinion. Il l’invite à voir de lui-même. Jésus ne lui demande pas « vois tu ? », mais « Que vois-tu ». Cela fait toute la différence, Jésus ne se renseigne pas sur le résultat de son action, mais il invite l’aveugle assumer ce qu’il voit lui-même.

Mais dans cette première étape, la guérison va sans doute même un peu trop loin. Il se libère des autres, certes, mais la vraie liberté n’est pas de mépriser totalement les autres, mais de les mettre à leur juste place. Il ne s’agit pas de n’écouter personne pour avoir sa propre vision, mais de savoir être libre par rapport à la vision des autres que l’on peut prendre néanmoins en compte. Assumer sa propre opinion, ce n’est pas mépriser les autres au point de les reléguer à un statut non humain.

La deuxième action du Christ permet ainsi de réajuster les choses et de mettre les autres à une juste place. Et le texte dit bien que cela se fait par l’action de sa main. On peut penser que la manière de se comporter qu’a le Christ d’après l’Evangile permet de faire comprendre quelque chose à notre aveugle. En effet, Jésus était tout à fait clairvoyant dans le sens où il a toujours fait et dit ce qu’il voulait sans chercher à se conformer à ce que pensaient les autres, mais il n’a jamais méprisé personne. Au contraire, il est toujours montré comme écoutant ses détracteurs, comme prêtant grande attention même aux plus petits et aux plus pécheurs. Jésus n’a méprisé personne, et même il a accepté de mourir pour tous. Cela doit inciter à rester certes indépendant, mais sans manquer de considération pour les autres. Ainsi l’aveugle pourra apprendre à voir les autres comme des alter-ego, comme des sujets avec qui l’on peut parler (contrairement aux arbres), sans forcément être d’accord avec eux, mais en les accueillant.

D’ailleurs, la conclusion du texte est que l’aveugle « voyait tous distinctement ». La plupart des traductions mettent « il voyait tout distinctement », mais les meilleurs manuscrits ont bien  « tous ». Ce qu’il voit distinctement, ce sont les gens, il voit enfin clairement chacun en mettant chaque interlocuteur à sa juste place, ni comme lui imposant une vue, ni comme n’en ayant aucune à prendre ne considération. C’est ça la juste vue des autres à laquelle nous sommes appelés et sur le chemin de laquelle l’Evangile nous met : accueillir l’autre, sans en être dépendant, et sans le mépriser.

Et finalement donc l’aveugle guéri est invité à aller chez lui en évitant la ville maudite, sans doute parce qu’il ne faut pas se croire tout-puissant non plus. Il ne sert à rien de se confronter à ceux qui sont négatifs et de risquer de chuter. Il faut aller vers ceux à qui l’on se doit, sa famille, ses proches, ceux qui nous sont confiés. Et cette clairvoyance que nous donne le Christ, elle n’est pas pour que nous restions enfermé avec lui. Le but de la vie n’est pas de se complaire dans les alléluias et les prières en permanence, mais d’aller vers les autres pour leur donner cette lumière que le Christ lui-même nous a donné.

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Marc 8:22-26

22Ils se rendirent à Bethsaïda ; on lui amena un aveugle, et on le supplia de le toucher. 23Il prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village ; puis il lui mit de la salive sur les yeux, lui imposa les mains et lui demanda : Que vois-tu ? 24Il ouvrit les yeux et dit : Je vois des hommes, mais comme des arbres, et ils marchent. 25Jésus lui mit de nouveau les mains sur les yeux ; et, quand l’aveugle regarda fixement, il était rétabli et voyait tous distinctement. 26Alors Jésus le renvoya dans sa maison, en disant : Ne rentre pas au village.

Esaïe 43:8-9

8Qu’on fasse sortir le peuple aveugle
  Alors qu’il a des yeux,
  Et les sourds
  Alors qu’ils ont des oreilles.
  9Que toutes les nations se rassemblent,
  Et que les peuples s’amassent.
  Qui d’entre eux a annoncé ces choses ?
  Lesquels nous ont appris les premiers événements ?
  Qu’ils produisent leurs témoins et qu’ils se justifient ;
  Qu’on les entende pour pouvoir dire :
  C’est vrai !

Esaïe 42:18-23

18Sourds, écoutez !
  Aveugles, regardez et voyez !
  19Qui est aveugle, sinon mon serviteur,
  Et sourd comme mon messager que j’envoie ?
  Qui est aveugle, comme celui qui a trouvé la paix,
  Aveugle comme le serviteur de l’Éternel ?
  20Tu as vu beaucoup de choses,
  Mais tu n’y as pas pris garde ;
  On a ouvert les oreilles,
  Mais on n’a pas entendu.
  21L’Éternel a voulu, à cause de sa justice,
  Rendre la loi grande et magnifique.
  22Et c’est un peuple pillé et dépouillé !
  On les a tous pris au piège dans des fosses,
  Dissimulés dans des cachots ;
  Ils ont été mis au pillage,
  Et personne qui les délivre !
  Dépouillés, et personne qui dise :
  Restitue !
  23Qui parmi vous prêtera l’oreille à ces choses ?
  Qui voudra s’y rendre attentif pour écouter à l’avenir ?

Marc 8:22-26, Esa. 43:8-9, Esa. 42:18-23