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56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Cain, son rejet et sa violence

Prédication prononcée le 16 octobre 2011, au temple de l'Étoile à Paris,

par le pasteur Louis Pernot

L'histoire de Caïn met en scène une violence fondamentale qui est l'archétype même de la violence inhérente à l'être humain. Cette histoire nous permet sans doute de mieux comprendre quelle peut être l'origine de cette violence, et comment apprendre à la gérer.

Traditionnellement, l'origine du meurtre d'Abel est totalement imputée à Caïn : il est simplement un méchant, un assassin, et sa violence vient de sa jalousie coupable. Le message qu'on en a ainsi souvent tiré, est qu'il n'est pas bien d'être jaloux de son frère, que cela engendre de la violence, et cela revient à être, d'une certaine manière, son assassin.

Pourtant, on ne peut s'empêcher de trouver des excuses à Caïn, en particulier par le fait que sa jalousie vient de l'injustice que lui fait Dieu en agréant le sacrifice de son frère et non le sien. Pourquoi cette injustice ? Et on peut penser que c'est finalement Dieu lui-même qui est à l'origine de cette violence par son comportement arbitraire.

Les théologiens ont, en général, pensé que ce n'était pas une excuse, et que la faute n'est pas à trouver en Dieu.

Certains l'ont fait en continuant à charger Caïn de toute culpabilité en lui trouvant une autre faute encore pour justifier le rejet de Dieu. Le texte biblique dit en effet que Caïn a offert « des fruits de la terre », et qu'Abel a offert « les premiers nés... avec leur graisse ». Donc Caïn a offert des choses ordinaires, mais Abel a offert le meilleur, son sacrifice valait plus, ce qui explique que Dieu l'ait préféré. Mais cette explication nous fait rester dans le domaine purement moral, avec d'un côté le bon et de l'autre le méchant. En fait, la vie est bien plus compliquée que ça, et la Bible vaut plus qu'un mauvais film américain.

Plus subtile est l'explication de Saint Augustin. Il remarque que Caïn était cultivateur, et Abel berger. Donc Caïn était un sédentaire, et Abel un nomade. Il s'agirait donc d'une valorisation du nomade par rapport au sédentaire. Certes cela peut s'expliquer par le contexte historique de la rédaction de notre texte, sans doute écrit dans une période de nomadisme du peuple d'Israël, mais cela va plus loin. On sait, en effet, que la Bible valorise l'attitude nomade en ce que le croyant doit être quelqu'un qui est en marche, dans un cheminement vers le Royaume de Dieu, comme le peuple a cheminé de l'Egypte vers la Terre Promise. Et par ailleurs, le nomade a une supériorité par rapport au sédentaire en ce qu'il n'est attaché à rien de matériel et possède le minimum. Il n'a rien qui le retient, il est en route, libre, contrairement au sédentaire qui s'attache à la terre, qui peut tuer pour défendre sa possession terrestre et matérielle. Le sédentaire a des possessions, le nomade ne possède rien et s'attache à la vie. Saint Augustin veut voir dans ces deux modes de vie les images de l'homme spirituel représenté par Abel, et de l'homme matériel représenté par Caïn. Ce dernier est le fondateur de la cité de la Terre, et Abel celui de la cité de Dieu.

Mais en fait, il n'est pas nécessaire de trouver une raison pour le rejet de Caïn par Dieu. Au contraire, accepter de se confronter à cet arbitraire peut être particulièrement fécond en théologie. On pense en effet que ce rejet est injuste, mais Dieu n'a pas à se justifier. Il peut décider qui il agréé et qui il rejette sans avoir à rendre des comptes. Cela va dans le sens de la théorie de la prédestination défendue par Calvin en particulier. Dieu a ses raisons pour accueillir ou pour réprouver, elles peuvent nous sembler injustes, mais la justice de Dieu surpasse celle des hommes, il faut donc s'y faire et l'accepter sagement.

Et cela est important, parce que de toute façon la vie est injuste, et les inégalités sont partout. Certains, d'abord, sont riches et d'autres pauvres, cela, certes on pourrait envisager d'y remédier, mais certains, aussi, ont une bonne santé et d'autres non, certains sont intelligents et d'autres limités, certains sont handicapés et pas d'autres, tout le monde est différent et a des chances ou des malchances qui lui sont propres sans que l'on puisse les justifier par quelque cause morale ou théologique. Donc de fait, la vie est injuste, et la sagesse, c'est de l'accepter. S'en offusquer, c'est aller inévitablement vers la violence et finir par vouloir couper la tête à celui qui a plus de chance. Ce n'est donc pas tant l'inégalité qui est cause de violence, mais la réaction que l'on a par rapport à cet état de fait, pourtant inévitable.

Bien sûr, pour ce qui est de l'inégalité subie par les autres, le chrétien doit s'en émouvoir et travailler à aider le plus faible, il doit donner au pauvre, et, tant que possible, compenser plutôt qu'aggraver ces inégalités, mais pour ce qui est de celles qu'il subit lui-même, il doit les accepter sans se révolter, il n'en viendrait autrement que du mal.

La réponse du Christ par rapport à cette situation, c'est précisément qu'il faut aider le plus démuni, même matériellement, mais que dans le fond l'essentiel n'est pas dans le fait d'avoir ou non des chances matérielles. La vraie chance, c'est la richesse intérieure, spirituelle, parce que, si le corps n'est pas rien, l'âme vaut infiniment plus. C'est ainsi que « beaucoup des premiers seront les derniers », et bien de ceux qui semblent au plus bas, selon nos critères humains et matériels sont plus grand que nous pour le Royaume de Dieu. Et même, le Christ nous avertit qu'il peut être plus difficile pour celui qui a trop de richesses matérielles d'être attentif aux réalités du Royaume. Donc tous nos systèmes de valeurs doivent être repensés, nos priorités également. Ce qui nous semble important, souvent ne l'est pas, la seule chose essentielle, c'est la grâce, c'est d'accepter la grâce et d'en vivre

La lecture marxiste de l'Evangile est donc certainement fausse, et la Théologie de la Libération n'est qu'une mauvaise réaction par rapport au problème des inégalités matérielles, car il faut, bien sûr, lutter contre elles, mais elles ne sont pas l'essentiel. L'essentiel, il est invisible pour les yeux, il ne se compte pas en dollars, ni en statut social. L'essentiel, c'est la grâce, et elle est à la portée de tout le monde, riche ou pauvre, malade ou en bonne santé, maître ou esclave.

Une autre explication du rejet du sacrifice de Caïn a été donnée par René Girard, le spécialiste de la théorie du Bouc émissaire. Il dit que ce texte est pour montrer que le sacrifice d'Abel est infiniment préférable à celui de Caïn, non pas pour des questions morales, mais parce qu'il y a une valeur intrinsèque au sacrifice animal. Abel, le berger a, en effet, offert un animal, alors que Caïn, cultivateur n'a offert que des végétaux. Ce texte légitimerait donc le sacrifice animal, et cela, précisément, parce qu'il a de grandes vertus pour celui qui l'offre.

Selon Girard, le sacrifice animal permet à l'homme de détourner la violence interhumaine qu'il ressent nécessairement. La tendance à la violence est innée, naturelle et inévitable. Il ne faut pas chercher à la nier, mais lui permettre de s'exprimer autrement que dans l'agression de son semblable. La violence ressentie pour son frère peut, ainsi, se décharger sur un objet de substitution : au lieu de tuer son frère, on tue un animal, et la violence peut, ainsi, être évacuée. C'est pourquoi d'ailleurs, on choisit pour le sacrifice un animal le plus proche de l'homme, un animal domestique, innocent, le plus « humain » possible en fait.

Abel avait cela à sa disposition, il a ainsi pu évacuer les sentiments négatifs qu'il ressentait certainement et nécessairement vis-à-vis de son frère, Caïn ne l'avait pas, sa violence est restée et il a tué son frère.

Cette lecture de René Girard est troublante, parce qu'elle semble juste, alors faudrait-il rétablir les sacrifices animaux aujourd'hui ? Ce qu'il dit reste-t-il vrai ? Certains vont dans ce sens pour justifier les spectacles violents, comme la boxe ou la tauromachie qui défouleraient les spectateurs, ou encore le sport qui permet de canaliser la violence et l'agression dans des règles courtoises. Il vaut mieux en effet que les pays s'affrontent dans le football que dans une guerre nucléaire. Mais le résultat n'est pas très probant. Il n'est pas certain que les passionnés de boxe soient moins violents que les autres, les supporters de foot sont loin d'être calmes, et ces grands tournois ne font, bien souvent qu'exciter un nationalisme pas toujours généreux. Peut être alors que les jeunes qui s'adonnent à des jeux vidéos violents défoulent leur agressivité ? Mais peut-être aussi que la voie de la dérivation préconisée par Girard n'est pas la meilleure.

Le fait est que le Christ n'a rien mis en place allant dans ce sens. Sans doute parce que son message n'était pas qu'il faille trouver le moyen de purger nos mauvais sentiments, mais qu'il faut convertir notre cœur, et donc agir à la racine même de ces sentiments pour les convertir, avant qu'ils deviennent mauvais. Le vrai problème de Caïn, ce n'est pas la violence qu'il a ressentie, mais le fait qu'il l'ait mal utilisée en la tournant vers son frère.

Il y a de la violence en chacun de nous, le tout, c'est non pas de la dériver, de la déverser dans quelque chose de non néfaste, mais aussi d'inutile, mais de la canaliser pour utiliser cette énergie qui peut être positive et constructive.

La violence que l'on ressent, c'est de l'énergie pure, et on peut l'utiliser à plusieurs fins utiles.

La première, c'est de la convertir en indignation, en révolte contre le mal qui est dans le monde, contre l'injustice, la souffrance, l'exclusion. Il y a bien des combats à mener dans ce monde, parce qu'il y a des choses intolérables. Pour cela il faut de l'énergie, de l'indignation, de la colère et aller agir pour la paix, la justice et la liberté.

Et puis, pour vivre, il faut se battre, non pas contre les autres, mais contre tout ce qui nous menace, pour sortir vainqueur des épreuves que nous envoie la vie. Il faut se battre contre la maladie, contre le chômage, contre l'échec, contre le découragement, et toutes les agressions que nous subissons sans cesse. Pour cela aussi, il faut de l'énergie, et la vie est vraiment un combat de tous les jours. Celui qui est combattif, a de quoi faire... il n'a pas besoin d'aller tuer son frère, ni un agneau pour se défouler.

Et enfin, certainement qu'on peut convertir la violence en amour. On sait que l'amour et la haine sont très proches, et qu'on peut basculer de l'un à l'autre. Donc il faut apprendre à aimer et convertir ses sentiments, même ceux qui ne semblent pas positifs en eux-mêmes.

Le problème, ce n'est donc pas la violence qui est en nous, mais la structure profonde de notre être qui fait qu'elle va s'exprimer de telle ou telle manière, être utilisée positivement, ou pour la destruction. Le Christ n'a pas cherché à imposer une morale, mais il a invité à convertir son cœur. Et ça, c'est plus compliqué que d'offrir un sacrifice, il faut réfléchir, prier, méditer, se remettre en cause, questionner, discuter, se frotter à l'Evangile qui est la source de vie, de liberté et d'amour. Le vrai problème de Caïn, c'est qu'il était, non pas dans l'amour, mais dans l'égoïsme. C'est d'ailleurs ce qui ressort du texte. Ce que Dieu n'agrée pas, ne n'est pas d'abord le sacrifice, mais Caïn lui-même, parce que ce qui compte, ce n'est pas l'œuvre, mais l'état d'esprit dans lequel il est donné. Caïn n'a pas donné gratuitement, il l'a fait pour lui, et par rapport à lui. La preuve, c'est que si il avait donné gratuitement, il ne se serait pas offusqué de ne rien recevoir de Dieu en échange. Abel, lui, a donné, sans rien attendre en retour, même de Dieu, c'est le propre du don gratuit et de l'amour. Caïn a donné, mais en fait comme pour obtenir de Dieu quelque chose, il ne s'agissait pas d'un don, mais un achat. Il était lui même le but de son action, ne se préoccupant de personne d'autre que de lui. Dans cette logique, les autres sont en trop, ne peuvent qu'être contrariants, et il faut les supprimer.

Il n'est donc pas évident que les sacrifices animaux jouent le rôle que dit René Girard, ils étaient peut-être juste l'expression religieuse d'une violence perverse que l'homme n'avait pas encore su domestiquer ou reconvertir. Ils ne sont que l'expression d'une religion primitive. L'idéal, ce n'est pas de dériver la violence, mais de la sublimer, de la convertir. C'est l'idéal que propose le Christ, et c'est l'aventure dans laquelle doit se lancer tout chrétien.

Amen

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 Genèse 4:1-16

Adam connut Ève sa femme ; elle devint enceinte et accoucha de Caïn. Elle dit : J'ai mis au monde un homme avec (l'aide de) l'Éternel. Elle accoucha encore de son frère Abel. Abel devint berger de petit bétail et Caïn cultivateur.

Au bout d'un certain temps, Caïn apporta des fruits du sol comme offrande à l'Éternel. Abel, lui aussi, apporta des premiers-nés de son petit bétail avec leur graisse.

L'Éternel porta un regard favorable sur Abel et sur son offrande ; mais il ne porta pas un regard favorable sur Caïn ni sur son offrande.

Caïn fut très irrité, et son visage fut abattu. L'Éternel dit à Caïn : Pourquoi es-tu irrité, et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien tu relèveras la tête, mais si tu n'agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et ses désirs (se portent) vers toi : mais toi, domine sur lui.

Cependant Caïn adressa la parole à son frère Abel et comme ils étaient dans les champs, Caïn se dressa contre son frère Abel et le tua.

L'Éternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère, moi? Alors Dieu dit : Qu'as-tu fait ? La voix du sang de ton frère crie du sol jusqu'à moi. Maintenant, tu seras maudit loin du sol qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa richesse. Tu seras errant et tremblant sur la terre.

Caïn dit à l'Éternel : (Le poids de) ma faute est trop grand pour être supporté. Tu me chasses aujourd'hui loin du sol arable ; je devrai me cacher loin de ta face, je serai errant et tremblant sur la terre, et si quelqu'un me trouve il me tuera. L'Éternel lui dit : Si quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois. Et l'Éternel mit un signe sur Caïn pour que ceux qui le trouveraient ne le frappent pas. Puis Caïn sortit de la présence de l'Éternel et partit habiter dans la terre de Nod à l'est d'Éden.

I Jean 3:10-19

C'est par là que se manifestent les enfants de Dieu et les enfants du diable. Quiconque ne pratique pas la justice n'est pas de Dieu, non plus que celui qui n'aime pas son frère.

Voici le message que vous avez entendu dès le commencement : Aimons-nous les uns les autres ; ne faisons pas comme Caïn, qui était du Malin et qui égorgea son frère. Et pourquoi l'égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes.

Ne vous étonnez pas, frères, si le monde a de la haine pour vous. Nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie, parce que nous aimons les frères. Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Quiconque a de la haine pour son frère est un meurtrier, et vous savez qu'aucun meurtrier n'a la vie éternelle demeurant en lui.

A ceci, nous avons connu l'amour : c'est qu'il a donné sa vie pour nous. Nous aussi, nous devons donner notre vie pour les frères. Si quelqu'un possède les biens du monde, qu'il voie son frère dans le besoin et qu'il lui ferme son cœur, comment l'amour de Dieu demeurera-t-il en lui ? Petits enfants, n'aimons pas en parole ni avec la langue, mais en action et en vérité. Par là nous connaîtrons que nous sommes de la vérité, et nous apaiserons notre cœur devant lui,

Gen. 4:1-16, I Jean 3:10-19