La tyrannie du bonheur
On nous dit qu'il faut être heureux, mais n'est-ce pas un devoir supplémentaire et culpabilisant ? Après tout, le but de la vie n'est pas forcément de se faire plaisir, mais de faire ce que l'on a à faire.
Nous sommes dans une société qui cherche le bonheur à tout prix et qui me met comme un idéal. On peut penser que cela vient du fait qu'aujourd'hui, nos contemporains ne croient plus au salut ou à l'éternité, le but de la vie devient alors rejeté dans l'immédiat : il faut être heureux, il faut avoir le Paradis ici-bas sur Terre, et tout de suite. Or cela est dangereux, et certainement fait le malheur de beaucoup.
C'est dangereux, parce qu'alors, s'il faut toujours être heureux et rayonnant, beau et en bonne santé, il n'y a, dans notre société, plus de place pour les pauvres, les déprimés, les moches, ni pour ceux qui souffrent et sont malheureux. Cette idée que tout doit être brillant entraîne des dépressions, et sans doute des usages immodérés de médicaments, ou de drogues, pour essayer d'avoir ce bonheur tant recherché.
Certainement les théologiens sont-ils en partie complices de cette dérive. Il est, en effet, habituel de dire dans nos églises que le but de l'Evangile, c'est le bonheur, que la Foi nous remplit de joie et nous fait tressaillir d'allégresse.
Sans doute, la foi donne-t-elle du bonheur, et sans doute y &-t-il une grande joie dans le service de l'Evangile, pourtant je crois que ces affirmations ont quelque chose de dangereux, et même de faux.
C'est d'abord faux, parce que l'important dans sa vie, ce n'est pas d'être heureux, mais de faire ce qu'on a à faire, d'accomplir sa mission. Que cela nous rende heureux ou pas, n'est pas la question.
D'ailleurs, le Christ a-t-il été heureux ? Cela n'est pas dit, et n'est pas évident. Jusque sur la croix, Jésus n'était pas forcément heureux, il faisait juste ce qu'il avait à faire. Il ne promet d'ailleurs pas le bonheur à ceux qui le suivront : il dira :"Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même, qu'il se charge de sa croix et qu'il me suive. Car celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera". Et cela, il le dit juste après l'intervention de Pierre qui le tente en lui disant qu'il ne faut pas qu'il sacrifie son bonheur, qu'il ne doit pas souffrir... et Jésus lui dira : "Arrière de moi, Satan !".
C'est ça la tentation de Satan. Vouloir être heureux, chercher son bonheur est toujours une fausse piste, c'est un danger qui fait retourner le sujet sur lui-même, sur son propre égoïsme. Or le but de l'Evangile, ce n'est pas de courir après son bonheur, mais de "donner sa vie pour ses amis".
Et puis il y a aussi quelque chose de dangereux dans cette démarche intellectuelle, parce que l'idée que l'Evangile, la foi, devraient donner le bonheur, ajoute une sorte de devoir supplémentaire qui est le devoir d'être heureux, avec une forme de jugement : si la foi donne le bonheur, alors si je ne suis pas heureux, je me trouve coupable de ne pas l'être, ce serait un signe de mon manque de foi.
Être heureux n'est pas un devoir, on fait ce qu'on peut. On peut ne pas être très heureux et avoir quand même une belle vie, être un bon chrétien, ne manquer ni de foi, ni d'amour, ni d'espérance.
Et par ailleurs il y a des chrétiens malheureux. Et il faut comprendre à quel point le discours habituel sur le bonheur promis par Dieu etc... est destructeur, culpabilisateur pour eux. Et que devrais-je dire à celui qui me dit être malheureux ? Que c'est à cause de son manque de foi ? Donc que c'est de sa faute ? Ce serait bien injuste et faux.
A force de présenter le bonheur comme une grâce de Dieu, comme le but de l'Evangile, celui qui est malheureux le devient deux fois plus, et il se sent coupable e, plus, coupable d'être malheureux.
Or l'Evangile c'est d'accueillir tout le monde, même le malheureux. La Bible ne dit pas tellement que Dieu rendra heureux le malheureux, mais plutôt que le malheureux n'est pas abandonné.
Et l'Espérance chrétienne c'est que, quoiqu'il nous arrive, toujours on peut vivre, on peut avancer, on peut être sur une route qui mène quelque part, sur une route de salut et de vie.
Et c'est ça l'essentiel, c'est ça la vie : être en marche, être en route, sur le chemin, chemin qui n'est pas une route semée de pétales de roses du bonheur, mais un chemin qui peut être aride et rocailleux. Et je crois d'ailleurs que c'est comme ça qu'on peut trouver le bonheur. Le bonheur ne se trouve que si on ne le cherche pas. A vouloir chercher le bonheur, à le présenter comme un idéal, on se rend malheureux. Le bonheur, c'est de se dé-préoccuper de cette question, de soi-même et de vouloir donner.
Ne vous préoccupez donc pas de votre bonheur, soyez comme vous êtes, et simplement, servez, c'est le sens de l'Evangile.
Louis Pernot