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La solitude et l'amour

La solitude et l'amour

La solitude est notre condition première, et elle est aussi notre condition ultime. Nous sommes nés seuls ; nous mourons seuls. Rilke, dans ses Lettres à un jeune poète, dit clairement que la solitude est notre condition incontournable. La solitude " n'est rien que l'on puisse choisir ou laisser. Nous sommes solitaires. On peut s'illusionner et faire comme s'il n'en était pas ainsi. Mais il vaut mieux comprendre que nous sommes seuls, il vaut mieux tout simplement partir de là ".

Et c'est pourquoi le premier des devoirs des parents vis-à-vis de leurs enfants est de leur apprendre à être seuls et à pouvoir vivre dans une situation de solitude. Il est de leur apprendre à " quitter leur père et leur mère " (Gen. 2:24).

Il ne faut pas le nier, la solitude peut être une épreuve. Cela peut paraître un pléonasme, mais, en fait, le problème de la solitude, c'est d'être seul avec soi-même. Il nous faut les autres pour nous divertir de ce que nous sommes. De la même manière que le silence devient vite assourdissant et intenable, la solitude, sans la médiation d'un autre, d'une tâche ou de la comédie sociale, est souvent une épreuve.

Pour caractériser les tentations de la solitude, on peut reprendre les trois tentations du Christ : changer les pierres en pain, se jeter dans le vide du haut du Temple, et enfin vouloir dominer. De même la première tentation de la solitude, c'est la boulimie, la peur du vide et la tentation d'accumuler pour meubler le vide : sortir pour sortir, multiplier les rencontres, accumuler les objets, les tâches, les activités.... La deuxième, c'est le vertige, la dépression, l'obsession du suicide. Et la troisième, c'est le désir de se réfugier dans une tour d'ivoire, dans une forme d'orgueil un peu hautain et souvent quelque peu misanthrope.
 

Tu aimeras ton prochain

Nous en venons ainsi à cette question fondamentale : comment peut-on articuler la solitude avec l'amour du prochain ?

Levons tout d'abord une ambiguïté. Il ne faut pas confondre la solitude avec l'égoïsme. La solitude, ce n'est pas l'égoïsme, c'est une forme d'autonomie. Jésus a pris très tôt son indépendance par rapport à sa famille, et pourtant il a porté jusqu'à son comble le don de sa vie pour les autres.

Ce que l'on peut appeler l'" esprit de solitude ", ce n'est pas l'égoïsme mais bien plutôt une forme de désintéressement par rapport au besoin d'être reconnu. C'est aussi le refus d'être happé par la comédie humaine et l'ambition sociale. Le goût de la solitude, ce n'est pas l'indifférence aux autres ; ce serait plutôt ne pas avoir besoin des autres comme d'une forme de drogue.

De fait, ce à quoi nous sommes appelés, c'est à ne pas être dépendants des autres. L'égoïste, c'est celui qui a constamment besoin d'être aimé. Et c'est aussi celui, qui, sous prétexte d'aimer les autres, ne cherche en réalité qu'à se désennuyer de lui-même.

Certes, nous resterons toujours seuls, et il nous faut l'accepter, Mais, disons-le clairement : ce à quoi l'homme est appelé, ce n'est pas à la solitude, mais à l'amour. La solitude est notre condition et notre état naturels. Et l'amour est notre vocation surnaturelle et antinaturelle. Il ne faut oublier aucun de ces deux points.

J'ajouterai, quitte à paraître paradoxal, que l'amour pour le prochain peut être un acte profondément solitaire. Aimer l'autre, c'est d'abord un engagement individuel, un don solitaire, un geste qui peut rester profondément secret. On est seul avec son amour pour l'autre. Aimer vraiment, c'est ressentir très fort son impossibilité à communiquer et à exprimer son amour. Même la plus forte étreinte ne peut jamais exprimer ce que l'amour imprime en nous. Même notre chant le plus beau, même notre sacrifice le plus généreux laisseront toujours l'amour en nous qui veut se dire et ne peut se dire.

Dans la perspective du judéo-christianisme, l'amour, c'est un acte de don unilatéral et qui peut rester méconnu de celui à qui il est fait. Et c'est aussi le respect du mystère de l'autre. Dans le livre du Lévitique où il est donné pour la première fois, le commandement d'" aimer son prochain comme soi-même ", fait suite à l'interdiction de découvrir la nudité de l'autre (Lév. 18). L'amour n'a donc rien ni de fusionnel ni de possessif.

De fait non seulement l'amour n'est pas incompatible avec la solitude, mais la solitude est la condition de l'amour. S'il y a tant d'échecs en amour, c'est parce qu'on oublie que, même quand on aime, il est normal de continuer à se sentir seul et à rester seul. L'amour qui est une thérapie pour soigner son angoisse d'être seul, ce n'est pas vraiment l'amour, c'est une forme d'égoïsme.

Avant d'aller vers l'autre, il nous faut donc d'abord savoir être seul. Se précipiter dans une vie de couple pour fuir sa solitude est toujours un échec. Comme le dit plaisamment Anton Tchékov : " Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas ". C'est très juste. Seul celui qui est apte à être seul, qui s'accepte seul et qui aime être seul peut entreprendre de vivre en couple et d'aimer autrui.

Ce qu'est l'amour, Rilke le dit à merveille dans ses Lettres à un jeune poète : " L'amour... : deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, s'inclinant l'une devant l'autre ". " Aimer quelqu'un, c'est honorer sa solitude et s'en émerveiller ".

Et Rilke dit aussi : " Quand on a pris conscience de la distance infinie qu'il y a entre deux êtres humains, une vie merveilleuse côte à côte devient possible. Il faudra que les partenaires apprennent à aimer cette distance qui les sépare et grâce à laquelle chacun aperçoit l'autre entier, découpé sur le ciel ".

Alain Houziaux
(Extrait de " La solitude, pourquoi ? " ouvrage collectif sous la direction de A. Houziaux, Atelier 2005)