Skip to main content
56, avenue de la Grande-Armée, 75017 Paris

Archives-Reflexions

Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour...

 

Cette demande du Notre Père comporte de grandes difficultés la faisant être interprétée de façons contradictoires. De quel pain s'agit-il, en effet, du pain matériel, ou seulement du pain spirituel ?

Savoir si l'on peut demander des choses matérielles à Dieu est fortement controversé dans le Christianisme. Certains pensent que Dieu étant tout-puissant peut évidemment donner ou de ne pas donner des choses matérielles, intervenir dans un sens ou dans un autre dans le cours des événements. D'autres pensent qu'à court terme, Dieu ne peut agir que selon sa nature, c'est-à-dire dans le domaine de l'esprit, de l'amour, du pardon, de la vie etc...

La même ambiguïté se trouve dans cette demande du Notre Père qui peut être comprise dans les deux sens. Même si on ne veut pas a priori rejeter le sens d'une demande matérielle, il faut néanmoins être conscient des extrêmes difficultés théologiques auxquelles une telle interprétation mène inévitablement. Si en effet on demande à Dieu de faire en sorte que nous ayons à manger matériellement, c'est qu'on suppose qu'il est de son ressort de faire en sorte que l'on ait effectivement à manger. Que penser alors des gens, ou des peuples qui meurent de faim ? Doit-on y voir là l'effet d'une volonté divine ? Pense-t-on vraiment qu'il soit dans le pouvoir de Dieu, ou conforme à sa nature, que de faire en sorte qu'il en soit autrement et que ces peuples éprouvés trouvent subitement à manger ? Pourquoi alors ne le fait-il pas ? Est-ce parce qu'ils n'ont pas assez prié le Notre Père ? Et pourquoi aurions-nous à manger pendant ce temps, avons-nous plus de foi ou de mérites qu'eux, ou serions-nous les chouchous de Dieu ?

Il semble que l'on puisse légitimement refuser de répondre par l'affirmative à ce genre de questions. A moins d'avoir une théologie comme pouvait en avoir Calvin avec une conception extrêmement forte de la souveraineté divine, affirmant que tout ce qui arrive est de toute façon la volonté de Dieu, qui peut faire vivre ou mourir, qui peut sauver ou perdre qui il veut, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit, et sans que nous ayons même à comprendre son dessein éternel.

Il y a là donc une option fondamentale en théologie, option qui touche de très près le problème du mal (Dieu pourrait-il faire en sorte qu'il n'y ait pas de mal ou de souffrance sur la Terre ?), et il faut juste être conscient des implications inévitables de choix qui peuvent sembler anodins au départ.

De toute façon, on ne peut entendre parler de " pain " dans la bouche du Christ sans que l'on pense essentiellement au pain spirituel dont il est question à plusieurs reprises dans sa bouche. En particulier, l'Evangile de Jean a ce si beau chapitre 6 consacré au " pain de vie ". Là, Jésus dit : (v. 35) Je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n'aura jamais faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif. Il ne s'agit évidemment pas là de pain matériel dans ce qui est promis par le Christ. Et dans le même sens, il est encore plus connu qu'à la fin de sa vie, Jésus conviant ses disciples à un dernier repas leur tendit du pain à manger... non pour nourrir leurs corps mais en disant: ceci est mon corps livré pour vous, mangez en tous... C'est bien de ce pain-là que nous avons besoin, le pain spirituel de la Parole du Christ, de sa présence, de sa personne même qui peut nous nourrir pour l'éternité et nous donner la force qui vient de Dieu.

L'homme en effet ne vivra pas de pain seulement, mais de toute parole qui sortira de la bouche de l'Eternel c'est un verset du Deutéronome (8:4), citée par le Christ lui-même lors de ses tentations (Matt. 4:4), lorsque le Diable lui souffle qu'il pourrait demander à Dieu de le nourrir matériellement, et que celui-ci précisément refuse en citant ce verset.

Et enfin, une étude plus approfondie des termes grecs utilisés dans cette demande semble vouloir aller dans le sens d'une interprétation spirituelle. La plus grosse difficulté de traduction se trouve au sujet du mot que l'on traduit habituellement par " quotidien " ou " de ce jour "... Le mot en question est : " epiousion ", et la difficulté avec ce mot est qu'il est non seulement rare et d'un sens peu évident, mais en plus qu'il s'agit d'un " hapax " : mot qui n'est utilisé qu'une seule et unique fois dans tout le Nouveau Testament, et nous n'avons donc aucun élément de contexte pour inférer un sens..

Cela dit, nous pouvons toujours avoir recours à l'étymologie, qui, elle, est limpide: " epiousion " est formé de deux mots que l'on connaît bien: " epi " qui signifie: " au dessus ", et " ousia " qui désigne l'essence, la substance, l'existence. Ainsi, " epi-ousion " désigne tout simplement ce qui est au-dessus de la substance. Et d'ailleurs certaines vieilles versions latines du Nouveau Testament traduisent par " super-substantialem ". Le sens le plus simple de notre mot n'a donc en fait rien de mystérieux et correspond bien au sens que l'on trouve en maints endroits dans l'Evangile : nous demandons à Dieu de nous donner cette nourriture dont nous avons besoin quotidiennement, ce pain qui est au-dessus de la substance concrète et matérielle, le pain spirituel.

Saint Jérôme a prétendu avoir trouvé dans un original hébraïque de l'Evangile de Matthieu, aujourd'hui inconnu, que le mot hébreu qui se trouvait à la place de ce mystérieux " epiousion " signifiait " de demain " Ce sens peut être, d'une certaine manière, possible pour notre prière. Certes, le " donne-nous aujourd'hui notre pain de demain " qu'avaient certaines traductions est insensé s'il s'agit de don matériel, ce serait même se moquer de Dieu que de lui demander une sorte d'avance sur salaire, de nous donner dès maintenant ce qui ne nous serait nécessaire que demain... Mais si l'on entend dans le " demain " une allusion à un futur eschatologique, un demain qui ne concerne pas ce temps terrestre, mais le demain du Royaume de Dieu, alors nous retrouvons d'une certaine manière le même sens que nous avions juste trouvé, de nous donner ici-bas sur terre les dons spirituels qui sont propres à son Royaume éternel, et dont nous avons besoin pour vivre comme enfants de Dieu.

Et il est vrai que l'on peut demander à Dieu de nous donner chaque jour, le pain spirituel dont nous avons besoin pour avancer sur notre route, nous nourrir quotidiennement de sa présence, de son esprit, de sa force et de sa parole.

Louis Pernot