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Conférences de l'Étoile - octobre-décembre 2003

Dieu, les Religions et les Superstitions

 

D'OU VIENT L'UNIVERS ?

Par Alain Houziaux

 

Vous allez être déçus. Les religions anciennes ne répondent pas aux questions de l'homme d'aujourd'hui. Ce que nous nous demandons, nous, c'est : Est-ce que l'univers a eu un commencement ? Qu'est-ce qu'il y avait avant ce commencement ? Qu'est-ce qu'il y avait quand il n'y avait rien ? Et de quelle manière est-on passé de ce "rien" à "quelque chose", à savoir un univers ?

Pour nous, "Dieu", c'est Celui qui répond à la question "d'où vient l'univers ?". C'est celui qui a créé notre univers à partir de rien. Mais, en fait, pour les religions anciennes, il n'y a jamais eu de "rien". Et il n'y a jamais eu de création à partir de rien.

Pour beaucoup de religions, l'univers et les dieux naissent parallèlement et corollairement. Et pour les Grecs en particulier, les phases successives de la création du monde s'expriment sous la forme de générations successives de divinités (1). Bizarre !

 

 

1 - L'apparition de l'univers à partir du pré-univers

 

Donc, pour les religions anciennes, y compris le Judaïsme, le cosmos n'a pas été créé à partir de rien. Pour la Chine ancienne, le monde a toujours été là. Pour l'Hindouisme, le monde est éternel, et il passe par des phases cycliques. Après une période d'expansion, il se résorbe insensiblement. Puis à partir d'un "reste", il resurgit sous l'action des divinités.

Mais cette manière de concevoir le monde comme éternel ou cyclique reste l'exception. Dans la plupart des récits mythologiques, l'univers provient non pas d'u "rien", mais d'un "pré-univers" (2) qui lui donne naissance, avec l'aide des dieux. Dans la Bible (cf Genèse 1), ce pré-univers, on l'appelle le "tohu-bohu", la "ténèbre" et l'"Océan primordial".

Ce pré-univers, ni la Bible ni les récits théologiques ne disent d'où il vient. Peut-être a-t-il toujours existé.

Et ce qui est frappant, c'est que, pour raconter de quelle manière s'enfante notre univers à partir de ce pré-univers, les récits mythologiques recourent à des métaphores et des scénarios qui se retrouvent d'une religion à l'autre.

 

>> La première de ces métaphores-scénarios, c'est celui de l'oeuf. L'oeuf est une réalité pré-existante à la terre, et aussi un lieu de gestation des divinités. L'oeuf, lorsqu'il s'ouvre, libère un souffle qui suscite le déploiement de la grande vie cosmique. Ainsi pour la pensée védique, c'est d'un oeuf que naquit, de lui-même, Brahma, l'ancêtre de tous les mondes.

De même, pour l'ancienne mythologie Shinto du Japon, le chaos primitif ressemblait à un oeuf qui devait être déchiré pour que le monde puisse advenir. On retrouve une conception comparable au Tibet : les éléments principaux de l'univers procèdent d'un oeuf. Même image aussi dans les peuplades africaines. Chez les Dogons, l'oeuf primordial produit des jumeaux dont l'un sort prématurément, ce qui explique l'imperfection et l'impureté de notre monde. L'Egypte évoque la vibration (ou le souffle) interne à l'oeuf primordial et qui donne le branle au cosmos. Et les premiers versets de la Bible présentent aussi "l'Esprit de Dieu" comme un souffle qui volette au-dessus des eaux originelles comme un oiseau au-dessus de l'oeuf qu'il couve. Et l'univers serait né de la "couvade", par l'Esprit, d'un pré-univers antérieur : une sorte d'océan primordial et de "tohu-bohu" primitif (cf Genèse 1,2) (3). Et cette image de la "couvade" se retrouve aussi dans les textes védiques.

 

>> Le deuxième scénario que proposent les religions anciennes, c'est celui du combat. Dans les cosmogonies védiques et hindoues, la naissance du monde procède d'un combat du dieu Indra (4) contre le chaos primitif et du meurtre du Dragon qui l'habite. Indra ouvre le giron du chaos et permet l'apparition-libération de l'univers. De même dans la pensée mésopotamienne de l'Enuma Elish, le dieu Marduk combat et détruit le Dragon Tiamat qui hante l'océan primordial grouillant de monstres et de démons. Et il utilise sa dépouille pour élaborer la voûte céleste qui retiendra les eaux de l'océan primordial et pour établir les grandes articulations de la structure du monde. Et ce récit mésopotamien aura une forte influence sur les récits bibliques. Ainsi le Psaume 74 (versets 13 et 14) chante : "C'est Toi ô Dieu qui a brisé la mer par ta puissance et broyé la tête du Dragon sur les eaux ; c'est toi qui a fracassé les têtes du Léviatan". Et Esaïe 51, 9-10 et Job 7,12, et le Psaume 89, 10-11 reprennent cet hymne. Pour la Bible, Dieu est celui qui, pour créer le monde, contient la puissance des eaux et du tohu-bohu du chaos primitif et ouvre dans ce pré-univers un espace pour permettre l'enfantement du monde (cf le récit du deuxième jour dans Genèse 1).

Et dans la mythologie grecque, on retrouve cette idée d'un écart (ou d'un espace) nécessaire dans le chaos primordial pour qu'apparaisse notre monde. A l'intérieur du chaos primordial apparaît une première différenciation entre Ouranos, le ciel, et Gaïa, la terre. Mais Ouranos continue à "couvrir" (au sens sexuel et spatial) incessamment Gaïa et de ce fait rien ne peut advenir à l'existence. Et c'est pourquoi le titan Cronos va émasculer Ouranos pour qu'il y ait un écart entre lui et Gaïa. Mais c'est ensuite Cronos lui-même qui avale ses propres enfants (toujours le même refus de l'écart et de l'indépendance), et il faut que Zeus le mutile. Et il devient ainsi le seul garant et gardien de l'univers.

Ce qu'il faut retenir de ceci, c'est que l'univers ne peut naître que d'un espace qui lui donne une forme d'indépendance par rapport aux forces chaotiques et maléfiques qui l'assiègent. La création doit quelquefois se faire comme une forme d'accouchement aux forceps (5). la création du monde est conçue comme une forme de "délivrance" par rapport à des forces qui voudraient empêcher son apparition et qui continuent ensuite de le menacer. Même dans la Bible, le Dieu qui a été le Créateur du monde semble ensuite vouloir le menacer et l'engloutir par le Déluge.

Et le processus du déroulement de l'histoire se poursuit ensuite comme une douloureuse grossesse (cf Rom 8,22) qui n'en finit pas, la naissance du monde nouveau (le Royaume) étant toujours retardée.

 

>> Le troisième scénario, c'est celui du sacrifice des dieux. Dans le védisme, Prajapati, le maître des créatures, façonne les êtres à partir de sa propre substance, par une sorte d'auto-sacrifice. Le monde est issu d'un démembrement et d'un éparpillement de Prajapati. Et on retrouve ceci dans la mythologie des Dogons : pour régénérer le monde, le dieu Amma démembre son fils en soixante dix parties qui sont ensuite rassemblées et ressuscitées dans un nouveau corps cosmique. On peut trouver aussi une sorte d'analogue de cette conception dans la Kabbale juive pour laquelle, selon la théorie du Tsim-tsoum, Dieu se rétracte en lui-même et même se sacrifie pour que puisse apparaître le monde, grâce aux étincelles de sa lumière qui se mélangent à la matière (6). Et on peut faire le parallèle avec le Christianisme : le Fils de Dieu s'offre en sacrifice et donne sa chair et son sang pour régénérer le corps de l'Eglise et celui du monde.

 

>> Enfin le monde peut être créé par la Parole. On pense bien sûr au récit biblique de Genèse 1. A chacune des six étapes de la création du monde, c'est la "Parole de Dieu" qui parle et commande. Et c'est également par sa Parole que Dieu commande au grand abîme (Psaume 104) et lui impose des limites (Job 38-12). Ainsi sa Parole est une Loi, une "Thora", un principe directeur. Dans d'autres cultures (les Indiens du Panama, le Chamanisme géorgien), cette Parole donne existence aux dieux eux-mêmes (7). La Parole (de Dieu), éventuellement incarnée dans des livres saints a elle-même un pouvoir créateur. En récitant le texte sacré, on peut recréer la puissance de l'univers, fertiliser les champs et susciter des miracles.

 

 

2 - Le désir et la grâce

 

Que peut-on retenir de ce bref inventaire ?

Nous sommes très loin du schéma auquel nous sommes le plus habitué, à savoir celui d'un Dieu transcendant et tout puissant qui crée ex nihilo, d'un coup de baguette magique, un monde bon et parfait. Nous sommes également très loin de l'idée que le monde pourrait être l'émanation de Dieu (un peu comme la lumière et la vie sont l'émanation du soleil et restent dépendantes de lui) (8).

L'enseignement des religions répond à la question "D'où vient le monde ?" sous trois modes différents : ou notre monde est présenté comme une création à partir d'un chaos primitif (c'est la métaphore de l'oisillon qui sort de l'oeuf, ou celle de l'enfant qui émerge du sein de sa mère), ou comme une organisation de ce chaos primitif, ou comme un processus évolutif au sein d'un univers qui a toujours été là.

Et l'enseignement des religions répond également diversement à la question : "Comment se comportent les dieux lors de la création et de l'évolution du monde ?" Certaines religions (en particulier certains courants du Judaïsme et du gnosticisme) considèrent que Dieu ou les dieux cessent d'être actifs dès l'apparition de notre monde et le laisse poursuivre son évolution selon ses propres lois. D'autres considèrent au contraire que les dieux animent le processus évolutif du monde et qu'ils ne sont pas à proprement parler distincts de celui-ci. D'autres encore considèrent que le Dieu ou les dieux préparent la création « de nouveaux cieux ou de nouvelles terres" (que la Bible appelle "le Royaume de Dieu") à partir de notre monde, et qu'il y a donc une suite de création d'univers différents.

Dans les cosmologies des religions anciennes, le monde apparaît comme le résultat d'un processus d'auto-transformations, de combats, d'échecs, de sacrifices, de victoires et de renaissances.

Il est certain que ces mythologies relatives à la naissance du monde et des dieux nous laissent perplexes. On peut cependant retenir ceci : ces mythologies rendent compte non pas d'une création à proprement parler mais d'un dynamisme incessant qui toujours à nouveau bouleverse et mutile l'étape précédente. Et c'est pourquoi, dans ce dynamisme auto-transformateur, se manifestent à la fois ce que nous appelons "le bien" et "le mal".

Au fond, il n'y a pas à proprement parler de création de l'univers mais bien plutôt un processus de "génération du réel", et même de la totalité du réel, c'est-à-dire à la fois de la terre, du ciel et bien souvent des dieux eux-mêmes. D'ailleurs, même dans le Judaïsme, ce n'est que tardivement que s'est creusée la distance entre le Créateur et le monde créé.

Il faut ajouter ceci : la naissance du monde procède d'un désir. C'est ce "désir" qui couve, qui féconde, qui suscite une germination. Et c'est aussi ce désir qui se manifeste par l'auto-sacrifice ou du moins le retrait des dieux, et ce pour que le monde apparaisse. Au commencement étaient le manque (9) et le désir. Et c'est pourquoi à la question : "Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ?", les religions répondent : "Tout simplement pour qu'il y ait quelque chose plutôt que rien" (10), parce qu'il y a quelque part (en Dieu ?) le désir qu'il y ait quelque chose plutôt que rien.

D'où vient le monde ? Peut-être aussi de la grâce. Selon l'une des traditions de la Kabbale juive, la Divinité aurait créé de nombreux mondes avant le nôtre, mais ils se seraient tous effondrés car ils avaient été construits uniquement sur le mode de la rigueur. Et c'est seulement lorsque la Divinité comprit qu'il fallait aussi faire intervenir la grâce et l'amour que le monde pu enfin se perpétuer.

Il est intéressant de constater que, même à l'intérieur de la théologie chrétienne, on en revient à des conceptions proches de celles des grandes traditions religieuses.

Ainsi, pour la "Process théologie" (11), Dieu ne peut être dissocié du processus de l'évolution de l'univers. Il est l'une des composantes de la bonne marche de l'univers. Le seul pouvoir créateur de Dieu est de rendre le monde auto-créateur. Tel un chef d'orchestre, il n'est créateur qu'en insufflant un dynamisme à l'orchestre de l'évolution auto-transformatrice du monde. Dieu ne crée pas. Il ne gouverne pas. Il est une sorte de "main invisible" qui, à l'intérieur de l'univers, est à la fois un fil conducteur, une promesse et une incitation. Il propulse et accompagne ainsi le "processus" de l'évolution du monde.

On trouvait déjà des conceptions comparables chez Teilhard de Chardin.

 

Alain HOUZIAUX

 

 

(1) Cf Ysé Tardan Masquelier, Les mythes de création, in Encyclopédie des religions , dir. F. Lenoir et Y. Tardan Masquelier, tome II, pages 1535-1565. Nous utiliserons très largement cet article très clair et très complet.

 

(2) Il faut d'ailleurs noter que la science aujourd'hui élabore des théories et des hypothèses du même type. Notre univers serait apparu (par un big bang pour certaines de ces théories) à partir d'un pré-univers, une sorte de soupe primitive, de vide quantique où les composantes de notre univers auraient été "en puissance". 

 

(3) Vous me direz que, tout de même, le premier verset de la Bible dit : "Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre". Et, cette création du monde semble bien se faire à partir de rien, "ex nihilo". Ce n'est pas si sûr. Si on lit attentivement le texte biblique, on constate que le monde a été créé à partir d'un tohu bohu primitif.

 

(4) Le dieu Indra domine le panthéon védique. Alors que les autres dieux ne pouvaient pas vaincre la puissance des ténèbres pour qu'apparaisse notre univers, l'idée leur vint de constituer de toutes pièces un champion capable d'en triompher. Ainsi naquit Indra. 

 

(5) Le récit de Genèse 1 décrivant la création de l'univers à partir du tohu-bohu primitif est bâti sur le modèle du récit de l'Exode où la naissance du peuple d'Israël à partir du ventre de l'Egypte se fait contre l'Egypte.

 

(6) Cf Isaac Louria, XVIe siècle après Jésus-Christ. 

 

(7) Cf Marcel Détienne, cité par Ysé Tardan Masquelier dans son article, op. cit.

 

(8) C'est pourtant de cette manière que St-Thomas d'Aquin conçoit la création : "La création... , c'est la dépendance de l'être créé par rapport à son Principe".

 

(9) Cf Genèse 2 : Au commencement il n'y avait ni plante... On dirait que s'exprime un "manque". 

 

(10) Cf Jean d'Ormesson, Presque rien sur presque tout,...

 

(11) Ce courant théologique a eu une forte influence sur la théologie américaine protestante du XXe siècle. Pour une présentation de ce courant, voir André Gounelle, Le dynamisme créateur de Dieu, Van Dieren Editeur, 2000.